Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/19

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vu de pareils en une vingtaine d’années. Les réformes de toute sorte ont été si nombreuses que, pour l’observateur le plus attentif, elles sont difficiles à suivre ; l’application en est encore si récente, parfois si contestée et incomplète, qu’il est malaisé d’en apprécier tous les effets. La vieille Russie, celle que nous connaissions tant bien que mal, a péri avec l’abolition du servage ; la nouvelle est un enfant dont les traits ne sont pas encore arrêtés, ou mieux c’est un adolescent arrivé à cet âge critique où le visage, la voix, le caractère vont se former pour la vie.

Est-ce à dire que, devant la Russie contemporaine, il faille oublier le passé ? Non, loin de là : partout le passé perce sous le présent. Toutes les institutions, tous les caractères particuliers à la Russie, tout ce qui la fait différer de l’Occident a des racines profondes qu’il faut mettre au jour, sous peine de ne rien comprendre à ses difficultés. Quelque violence que la main d’un despote de génie semble avoir faite à ses destinées, le peuple russe est demeuré sous le joug des lois qui règlent le développement des sociétés. Sa civilisation est liée à la terre qui le porte, au sang d’où il est sorti, à l’éducation séculaire que lui a donnée l’histoire. En dépit d’apparentes solutions de continuité dans son existence, le présent de la Russie est sorti de son passé, et comme pour tous les États, l’un est incompréhensible sans l’autre. Pour avoir de ce peuple, à la fois si différent de nous et si semblable à nous, une connaissance efficace, la première chose est de se représenter les grandes influences physiques et morales sous l’empire desquelles il s’est formé, et qui, malgré lui, le tiendront longtemps encore sous leur domination. La portée réelle, les résultats prochains de tous les changements qui s’opèrent en Russie nous échappent, si nous ignorons les conditions de développement, la capacité de civilisation du pays et du peuple. C’est là une grande, une immense question, et, comme si elle n’était pas entourée d’assez de ténèbres, elle est obscurcie par des préventions