Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/203

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les mines, puis vieilli dans l’isolement et l’inaction, relégué à l’une des dernières stations vers le cercle polaire, loin de toute communication avec l’Europe et le monde extérieure[1]. Ecrivain instruit et travailleur infatigable, armé tour à tour d’une redoutable logique et d’une mordante ironie, intelligence vigoureuse et souple, caractère entier et énergique, lui aussi mêlant aux crudités du réalisme les capiteuses fumées de l’idéalisme sentimental, Tchernychevski, par ses défauts comme par ses qualités, est encore un esprit bien russe. Philosophe, économiste, critique, romancier et partout propagateur des tristes doctrines dont il a été l’une des premières victimes, Tchernychevski a dans ses traités scientifiques donné la théorie ou la somme du radicalisme russe ; dans un roman bizarre et indigeste, écrit au fond d’une prison, il en a donné le poème et l’évangile[2].

Ce n’est peut-être pas faire tort à Tchernychevski que d’attribuer à son long et fastidieux roman plus d’ascendant sur les jeunes têtes russes qu’à ses traités didactiques. Cet homme, dont l’influence avait détrôné celle de Herzen et auquel la Sibérie et de longues souffrances ont donné l’auréole du martyr, était regardé par beaucoup de ces compatriotes comme un des géants de la pensée moderne, un des grands pionniers de l’avenir, un Fourrier ou mieux

  1. Les journaux ont, en 1889, annoncé sa mort à Saratof, dans le sud-est de la Russie où il avait obtenu d’être transféré ; il était resté en Sibérie jusqu’en 1883, puis avait été interné à Astrakan.
  2. Tchernychevski a débuté, vers 1855, par un traité d’esthétique naturaliste sur les rapports de l’art et de la réalité (Estetitcheskiia otnochéniia iakoustva i désvitelnosti). Un peu plus tard, dans un essai intitulé le Principe anthropologique en philosophie (Antropologitcheskii princip v filosofii), il exposait un système de matérialisme transformiste, défendait l’unité de principe dans la nature et dans l’homme, et ramenait toute la morale au plaisir ou à l’utilité. En 1860, il publiait dans le Sovremennik du poète Nekrasof une critique de l’Economie politique de Stuart Mill, ouvrage tout socialiste, traduit en français sous le titre d’Economie politique jugée par la science ; critique les principes de Stuart Mill (Bruxelles, 1874). En 1863 enfin, le Sovremennik, peu de temps après supprimé, a publié sous le voile de l’anonyme le roman Que faire ? (Chto délat) écrit dans les prisons de Pétersbourg.