Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/209

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cela il n’est pas seul) laisse la plus libre carrière à son imagination. Avec une grande différence de science et de méthode, n’avons-nous pas vu quelque chose de cette spéculation à rebours chez les adversaires les plus déclarés de la métaphysique, chez certains positivistes par exemple, qui, dans les questions économiques et politiques, ont parfois abouti à des conclusions si peu eu rapport avec leur méthode et réellement si peu positives ? Cette contradiction si fréquente chez la plupart des socialistes ou des radicaux, cette sorte de volte-face qui, dans les écoles les plus négatives, s’explique par un impérieux besoin d’idéal et de foi en un monde meilleur, n’est nulle part moins rare et nulle part plus frappante que chez les Russes. Sur ce terrain l’esprit national se montre avec tous ses contrastes, avec sa défiance et son dédain des croyances reçues, avec sa confiance naïve dans les thèses douteuses et son goût des paradoxes.

Tocqueville a remarqué que de nos jours l’esprit révolutionnaire agit à la manière de l’esprit religieux. Dans la Russie contemporaine cela est plus vrai que partout ailleurs. Pour beaucoup de jeunes gens la révolution est devenue une religion dont les dogmes sont aussi peu discutés qu’un credo révélé, et qui a ses confesseurs et ses martyrs comme elle a ses dieux et ses idoles. Chez eux, la négation a pris l’aspect et le caractère de la foi ; elle en a la ferveur enthousiaste, elle en a la sombre et contagieuse exaltation. À ce point de vue, l’opinion du vulgaire, qui, à l’étranger, prenait jadis le nihilisme pour une secte, n’était pas aussi fausse qu’elle le semblait au premier abord. Avec son esprit absolu et impatient de toute critique, avec sa foi aveugle et ses dévouements passionnés, c’est bien une sorte de culte dont le dieu sourd et insensible est le peuple, adoré dans ses abaissements, — une sorte d’église dont le lien est l’amour pour ce dieu méconnu, et la loi, la haine de ses persécuteurs.

Ces « nihilistes », détracteurs de toute espérance surna-