Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/219

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passer en révolution comme en autra chose. Grandi après les autres peuples de l’Europe, obligé d’être leur élève et humilié de l’être, il aspire en tout à devancer ses maîtres. Ce nouveau venu trouve facilement ses aînés timides et arriérés. Le Russe de toute opinion a fréquemment pour l’Occident quelque chose du sentiment des jeunes gens pour les hommes mûrs ou les vieillards ; alors même qu’il goûte nos idées ou nos leçons, il est enclin à croire que nous restons en chemin, et il se promet d’aller jusqu’au bout des routes et des idées que les autres ouvrent devant lui. « Qu’est-ce, entre nous, que vos peuples d’Europe ? me disait, il y a vingt ans déjà, l’un des premiers Russes que j’aie connus. Ce sont de vieilles barbes qui ont donné tout ce dont elles étaient capables ; raisonnablement on n’en saurait plus rien espérer. Nous n’aurons pas de mal à les enfoncer quand notre tour sera venu. » — Mais quand ce tour viendra-t-il ? Beaucoup se fatiguent d’attendre. Par malheur, cette présomption nationale est loin de toujours impliquer un travail, un effort réel. Trop de Russes attendent le grand avenir de leur patrie comme une chose qui doit arriver à son jour, ainsi qu’un fruit qui mûrit sur l’arbre ; trop d’autres, dédaigneux du possible, raillant comme insuffisantes les libertés dont l’Occident leur offre le modèle, posent pour les blasés et les sceptiques ; tandis que les plus impatients, s’imaginant métamorphoser leur pays d’un coup de la baguette révolutionnaire, recourent sans scrupule aux plus folles et plus odieuses machinations.


Les instincts radicaux de l’esprit russe, ou, si l’on veut, son penchant à la nouveauté et aux hardiesses théoriques, se font souvent jour ailleurs que dans le nihilisme de la jeunesse des écoles, ou dans les ignorantes sectes du bas peuple. Je n’en citerai qu’un exemple, emprunté aux quinze ou vingt dernières années : je veux parler du mouvement en faveur de l’émancipation, ou mieux, de l’indépendance des