Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/232

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L’histoire russe, alors peu étudiée, se prêtait mieux que toute autre aux fantaisies de l’esprit de système ; encore aujourd’hui, malgré de nombreux et beaux travaux, c’est pour beaucoup d’écrivains un champ ouvert à toutes les hypothèses. Dans cette carrière, les slavophiles étaient par leur point de départ exposés à de singulières méprises ; ils devaient plus d’une fois prendre, pour des caractères essentiels de la vie sociale ou politique des Slaves, ce qui, aux yeux de leurs adversaires, n’était que les restes d’un passé vieilli et depuis longtemps écroulé en Europe. Ils devaient donner, comme un signe de race ou de nationalité, ce qui n’était souvent qu’une marque d’enfance ou de bas âge. Mettant en relief toutes les différences réelles ou imaginaires qui dans le passé distinguaient la Russie de l’Occident, ils firent de tous ces traits distinctifs, plus ou moins bien choisis, les éléments de la civilisation russe. À l’aide de quelques généralisations, ils découvrirent à leur patrie une civilisation propre, indigène, complète dans son principe, bien que brusquement arrêtée dans sa croissance par la funeste période de Saint-Pétersbourg. Cette culture russe est européenne si l’on veut, mais non pas à la façon de l’Europe occidentale, à la façon de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, de l’Angleterre. À la culture germano-latine on opposa une culture gréco-slave dont les larges et solides bases s’étaient conservées intactes dans les couches inférieures du peuple, au-dessous de la surface dénationalisée par l’imitation étrangère. Une fois entrés dans cette voie, les slavophiles et leurs récents émules ne se contentent pas de mettre en relief les traits par où la Russie se distingue de l’Occident. Il ne leur suffit point de signaler, entre les deux moitiés de l’Europe, des différences assez grandes pour n’avoir pas besoin d’être exagérées ; cette diversité, ils se plaisent à la transformer en opposition, prétendant démontrer qu’entre les traditions nationales et les principes de la vie occidentale il y a incompatibilité[1].

  1. C’est ce qu’a fait, jusqu’à sa mort (1886), Aksakof dans la Rous ; ce qu’a