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CHAPITRE IV


Du retour de la Russie à la civilisation européenne. — Antécédents de l’œuvre de Pierre le Grand. — Caractère et procédés du réformateur. — Conséquences et défauts de la réforme. — Dualisme moral et social. — Comment l’autocratie semble avoir accompli sa tâche historique.


Dans ce pays arriéré et isolé s’élève un homme qui entreprend de le ramener à l’Europe et de lui faire sauter d’un bond tout l’intervalle qui l’en sépare. Était-il possible de rendre d’un coup à la Russie tout ce que les siècles avaient donné à ses rivales, de la transporter d’un trait au terme d’une longue route dont elle n’avait pas franchi les étapes historiques ? Était-ce là une conception de génie ou un rêve chimérique, une fantaisie individuelle condamnée à l’insuccès, ou bien, en dépit de sa hardiesse, était-ce un plan suggéré par la nature, par les faits et les hommes ? Longtemps, Pierre le Grand fut regardé comme un de ces législateurs à l’antique qui façonnaient des États à leur gré, comme une sorte de Deucalion, créateur de peuple. En Russie, pas plus qu’ailleurs, l’histoire n’a procédé par bonds ; on lui peut appliquer le natura non facit saltum. Les Russes ont été les premiers à le sentir ; l’une des tâches favorites de leurs historiens est de combler l’abîme apparent creusé entre la Russie ancienne et la Russie nouvelle.

À l’œuvre de Pierre le Grand les antécédents historiques n’ont pas manqué : dans son principe, si ce n’est dans sa forme, cette œuvre était dans les destinées logiques du peuple russe. La Russie était trop voisine de l’Europe, elle