Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/304

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ces distinctions, il ne faut point le perdre de vue, ont dans l’histoire et dans les mœurs des racines trop profondes pour s’effacer en quelques années. Elles ont gardé en Russie des raisons d’être que dans l’Europe occidentale elles n’ont plus depuis longtemps, ou n’ont jamais eues. L’une est la manière exotique dont s’est introduite la civilisation moderne, et par suite, la grande, l’incomparable diversité de mœurs et de culture ; une autre, c’est la constitution même de la propriété territoriale, commune et inaliénable chez le paysan récemment émancipé, individuelle et héréditaire chez l’ancien propriétaire de serfs.

La législation et la société même sont à cet égard dans un état de transition ; l’étude des différentes classes en est d’autant plus ardue et compliquée. Il est souvent difficile à un étranger de discerner ce que les récentes réformes ont abrogé et ce qu’elles ont respecté, de démêler les droits et privilèges nominaux des privilèges et droits effectifs. Pour la distinction des faits et des apparences, rien cependant n’est plus important. À l’extérieur, cette société russe, la mieux encadrée, la plus nettement répartie en classes, semble une des plus aristocratiques de l’Europe ; au fond, elle est, virtuellement sinon actuellement, une des plus démocratiques. Il y a là, entre les dehors et la réalité, un de ces contrastes encore si fréquents en Russie, et qui en rendent l’intelligence malaisée.

« Chez nous, » me disait un des principaux rédacteurs de l’acte d’émancipation, le prince V. Tcherkassky, « les distinctions de classes n’ont jamais existé qu’à la surface : des Varègues de Rurik à Pierre le Grand et à Catherine II, la noblesse n’a été qu’une mince et superficielle alluvion. En grattant le sol, on retrouve le vieux fonds slave égal et uni. »

L’étranger ne doit donc pas trop s’étonner si, en dépit de tout ce que lui montrent ses yeux, il entend des Russes lui affirmer qu’en Russie il n’y a point de distinction de classes, que toute hiérarchie de ce genre a toujours répugné à