Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/415

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blables tendances proviennent à la fois d’un secret découragement, d’une involontaire humilité des classes instruites, et d’un grand orgueil national, d’une foi aveugle dans l’énergie native et l’avenir du peuple. Des hommes fatigués dimiter l’étranger, sentant que de longtemps ils ne peuvent guère que s’assimiler les œuvres d’autrui, des hommes résignés à leur propre impuissance, et d’autant plus ambitieux pour leur patrie, en sont venus, par lassitude et par irritation de n’avoir pu faire davantage, à célébrer ce qui en Russie est resté pur de tout contact du dehors, ce qui n’a point essayé ses forces, ce qui est neuf, vierge, intact, en un mot la force populaire. De là cette adoration de l’homme inculte par l’homme cultivé, ces agenouillements de gens lettrés et instruits devant l’armiak et le touloup, devant la peau de mouton du paysan.

« Nous autres, hommes civilisés, nous ne sommes que des guenilles ; mais le peuple, oh ! le peuple est grand. » Ainsi s’écrie, dans Fumée, un des personnages d’Ivan Tourguénef. Frappés de la stérilité relative des classes dirigeantes, ces fils désabusés de la civilisation occidentale lui tournent le dos et reviennent au moujik. Ils contemplent avec une joyeuse admiration ce peuple russe encore muet et comme dans les langes, ce peuple qui occupe la plus large demeure de l’humanité, et qui par le nombre l’emporte déjà sur toute autre nation chrétienne du globe. En présence de cette masse compacte de plus de 50 ou 60 millions de paysans, les patriotes se prennent à faire des songes comme une mère ou une nourrice devant un berceau ; pour ce peuple encore enfant, encore rude et illettré, ils rêvent une grandeur intellectuelle, un rôle moral proportionné à sa masse et à l’immensité de son empire[1]. Ce

  1. « Il n’y a qu’à regarder une mappemonde pour être rempli d’un saint respect devant les destinées futures de la Russie », écrivait dés 1831 Nadejdine. « Est-ce qu’un pareil colosse peut avoir été dressé inutilement par la sagesse du Créateur ? » (Fragment du Télescope cité par M. Pypine : Izilchénila roussikoï narodnosti : Véstnik Evropy, juin 1882.