Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/438

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croyait sûr d’éluder les commotions sociales et politiques de l’Occident.

Le gouvernement russe a été ainsi conduit à faire, au profit des paysans, une véritable loi agraire, une sorte d’expropriation du sol pour cause d’utilité pubiique. On le lui a souvent reproché comme une mesure révolutionnaire. On a comparé ces allocations forcées de terres seigneuriales aux confiscations et aux biens nationaux de la Révolution française. Il y a dans ces rapprochements une singulière exagération. Pour apprécier de pareilles mesures, il ne faut pas seulement tenir compte des nécessités politiques, il faut se rappeler l’origine ambiguë, l’indécision, l’obscurité du droit de propriété en Russie. À qui, du propriétaire ou du paysan, appartenait réellement le sol ? Tous deux y avaient des prétentions ; si la loi décidait officiellement en faveur du premier, le second pouvait invoquer la coutume, pour les terres du moins dont les seigneurs lui abandonnaient traditionnellement la jouissance. Si le pomêchtchik avait reçu son bien du souverain en échange de ses services, le moujik pouvait être considéré comme l’habitant et l’usufruitier du sol avant la concession faite à son seigneur[1]. En remontant aux origines, on pouvait soutenir que les domaines du pomêchtchik, avec leur population de serfs, qui souvent leur donnait seule de la valeur, n’avaient jamais constitué une pleine propriété, qu’ils relevaient moins du droit civil que du droit politique, ces terres ayant été concédées à la noblesse en échange de services dont elle s’était peu à peu exemptée[2].

  1. Il y avait bien des catégories de terres auxquelles ce raisonnement ne semblait pas applicable, les terres récemment colonisées du Bas-Volga ou de la Nouvelle-Russie par exemple, les domaines où les propriétaires avaient eux-mêmes appelé et installé les paysans. Malheureusement il eût été, dans la pratique, fort difficile de tenir compte de cette différence.
  2. On a vu plus haut l. VI ch. II que primitivement il y avait en Russie deux classes de biens fonciers, la votichina, terre reçue en héritage des ancêtres, le pomestié, terre concédée en jouissance aux serviteurs de l’État. C’est du pomestié que provient d’ordinaire la propriété noble contemporaine ; mais, en