Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/462

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à ses yeux le symbole de la servitude de la glèbe, ou plutôt était-ce pour elle l’emblëme de la propriété et du bien-être que le paysan apercevait en rêve sans pouvoir les saisir ? Peu importe, le serf et sa baba[1] s’étaient compris : « Nous ne serons jamais libres ! » Cette exclamation naïve révèle, chez le moujik, de vagues et nuageuses aspirations qui ne sont pas sans analogie avec les théories des socialistes de l’Occident sur l’esclavage du peuple et la servitude moderne. Aussi un esprit avisé avait-il donné le conseil, peut-être plus prudent que facile à suivre, de dénouer sans secousse les liens du servage au lieu de les rompre, de libérer les serfs « sans faire résonner à leurs oreilles ce terrible mot de liberté dont l’Europe occidentale cherche, depuis des siècles, la vraie signification »[2]. Pour le paysan des plaines du nord, comme pour l’ouvrier de nos villes industrielles, la vraie liberté, c’est la libre jouissance de la vie, c’est la propriété, la richesse ; l’esclavage dont on rêve l’affranchissement, c’est le travail, le travail salarié surtout, le labeur journalier pour un maître[3]. Dans les colonies tropicales, c’est à peu près ainsi que le nègre affranchi entend la servitude et la liberté, tant, sous toutes les latitudes et chez toutes les races, se ressemblent les chimères des songes populaires[4].



  1. Baba, bonne femme, paysanne.
  2. Schédo-Ferroti (baron Firks), La libération des paysans, p. 64 et suiv.
  3. Bien des Russes instruits l’entendent ainsi du reste ; c’est là, comme nous le montrerons plus loin, un des motifs de leur prédilection pour la propriété collective. Voyez le prince Vasiltchikof ; Zemiévladénié i Zemlédélié.
  4. L’État, nous l’avons dit (p. 429, note 1 ; cf. p. 410) en a usé avec les paysans de ses domaines comme avec les anciens serfs. L’empereur Alexandre III a eu la joie de présider à cette vaste opération ; il a, en 1886, converti l’obrok, la rente payée par les paysans à l’État pour la jouissance de ses terres, en redevances de rachat, de façon à faire passer également aux moujiks la propriété des champs par eux cultivés. — Pour régler les rapports agraires, il restait la question des tchinchéviks, sorte de fermiers sans terme ou de tenanciers héréditaires des provinces de l’Ouest. Une loi de 1886 l’a résolue de la même manière, en transférant, moyennant indemnité au seigneur, la pleine propriété au tenancier.