Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/477

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leçons du servage. Les vices contraires et connexes, dans leur opposition même, du maître et de l’esclave, l’infatuation, la frivolité, la prodigalité de l’un, la bassesse, la duplicité, l’insouciance de l’autre, la paresse et l’imprévoyance de tous deux, découlaient de la même source. Le propriétaire, auquel le servage fournissait des revenus assurés, en dépit de son incapacité ou de son ignorance, est aujourd’hui obligé de compter avec les hommes et les caractères, contraint d’améliorer son économie domestique comme son économie rurale, condamné à l’activité ou à la ruine par le travail libre et la concurrence.

Chez le paysan, les stigmates laissés par le servage sont trop anciens et trop profonds pour que la marque en puisse être effacée en quelques années. Le moujik est paresseux et routinier, il est menteur et rusé ; selon un proverbe national, un paysan russe attraperait le diable. Que pouvait-on attendre d’autre de ce long asservissement privé qui, pour le paysan, s’est venu superposer à l’asservissement politique, lui ravissant sa liberté au moment où sa patrie, émancipée des Tatars, venait de recouvrer la sienne ? Le paysan affranchi est certes loin de toujours se montrer digne du culte que rendent au peuple russe en sa personne de nombreux adorateurs. Le moujik continue à s’enivrer et à battre sa femme, il n’a pas encore appris à toujours respecter le bien d’autrui ; mais toutes ces mauvaises inclinations ont été longtemps fortifiées par le servage : l’ivresse par le besoin d’oublier son avilissement, la brutalité domestique par les rudesses du maître ou de l’intendant, le goût du larcin par l’habitude de regarder comme sien tout ce qui était à son maître. Ces défauts n’ont point disparu ; plusieurs même, selon les pessimistes, se seraient déchaînés en ne sentant plus de frein. L’ivrognerie, disent les esprits chagrins, a fait d’effroyables progrès ; pour boire, le paysan vend jusqu’à ses instruments de culture. Le mal de ce côté est grand, en effet : l’excédent des recettes presque régulièrement fourni à l’État par les bois-