Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/527

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leur part au relèvement de la femme. Si les mœurs patriarcales nourrissent davantage l’esprit et les sentiments de famille, l’individualisme développe mieux, dans les deux sexes, le sentiment de la dignité personnelle. Seule entre son mari et ses enfants, la paysanne russe deviendra plus aisément la compagne et l’égale de l’un, la mère et la tutrice des autres[1].

L’individualisme et l’esprit d’indépendance, en train de miner aujourd’hui la famille patriarcale, n’atteindront-ils pas à la longue la propriété collective ? La commune russe est-elle d’une trempe assez solide pour n’être point entamée par cet actif dissolvant qui, avec les vieilles mœurs et l’autorité paternelle, ronge et décompose le communisme autoritaire de l’ancienne famille russe ? La famille et la commune, la vie domestique et la vie du mir avaient même base, même principe, même esprit ; l’une ne peut point ne pas se ressentir des modifications de l’autre. Tout affaiblissement des traditions et des coutumes populaires est un affaiblissement pour les communautés de village, où tout repose sur la tradition et la coutume. L’homme, qui s’émancipe du joug paternel, aura bientôt besoin de s’affranchir du joug collectif de la commune. Celui qui est las de rester toujours enfant dans la maison ne voudra plus demeurer toujours mineur devant le mir ; celui qui redoute la solidarité de la famille se fatiguera bien vite de la solidarité de la commune. L’esprit d’indépendance est ainsi fait que, une fois entré dans une sphère, il ne s’y laisse pas aisé-

  1. A cet égard, les chants populaires dépeignent en termes pittoresques les inconvénients, pour les jeunes femmes, des nombreuses familles agglomérées. En voici un exemple. « On me fait épouser un benêt. — Avec une nombreuse famille. — Oh ! oh ! oh ! oh ! pauvre moi ! — Avec un père et une mère. — Et quatre frères. — Et trois sœurs. Oh ! oh ! oh ! oh ! pauvre moi ! — Mon beau-père dira : — « Voici que vient une ourse. » — Ma belle-mère dira : — « Voici que vient une sale. » — Mes belles-sœurs crieront : — « Voici qu’arrive une fainéante. » — Mes beaux-frères s’écrieront : — « Voici qu’arrive une méchante. » Oh ! oh ! oh ! Pauvre moi ! » Schein, Rousskiia narodnyia pésni, I, 391. — Ralston, Songs of the russian people, p. 289.