Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/559

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dépositions de la grande enquête agricole. Il y a, dans ces villages russes, ce que le peuple d’Occident appelle des exploiteurs, des hommes habiles, entreprenants, qui s’engraissent aux dépens de la communauté : le moujik les désigne du nom expressif de mangeurs du mir, miroiédy. Dans beaucoup de gouvernements, à Kalouga, à Saratof, par exemple, les villages nous sont représentés comme étant sous la domination de deux ou trois riches paysans qui, pour rien ou pour peu de chose, se font céder les meilleures parts du fonds commun. Il n’est besoin pour cela ni d’injustice dans la répartition, ni de tricherie dans le tirage des lots.

Au sein de ces villages russes, comme dans l’ancienne Rome, c’est d’ordinaire en qualité de débiteur que le pauvre est dans les mains du riches[1]. Les miroiédy font au paysan, imprévoyant ou malade, des prêts qu’il est hors d’état de leur rembourser. Les fréquentes disettes du sud-est sont à ce point de vue un danger périodique pour l’indigent, une occasion d’illicites proflts pour le riche. Le débiteur insolvable est obligé d’abandonner à son créancier, souvent pour un prix dérisoire, un lot que lui-même n’a plus les moyens de mettre en valeur. La boisson est l’appât le plus employé, comme le plus en faveur, près du moujik pauvre, l’ivrognerie est la source habituelle des dettes, et le cabaretier, l’un des principaux mangeurs du mir. L’usure est en effet une des plaies qui rongent le paysan russe, et la collectivité de la terre n’est pas sans y contribuer.

La propriété étant commune, le moujik ne peut donner

  1. Il faut dire qu’à cet égard le paysan n’aurait pas seulement à se plaindre de ses pareils, mais souvent aussi d’intermédiaires de toutes classess de spéculateurs sortis de la ville ou de la campagne et généralement désignés sous le nom de koulaky ou accapareurs. Parfois même, s’il faut en croire les dénonciations d’une partie de la presse et les révélations de certains procès (par exemple l’affaire des paysans du comte Bobrinski, février 1881), les anciens serfs, en retard dans le payement de leurs fermages pour les terres louées par eux à leur ancien seigneur, se verraient, en qualité de débiteurs arriérés, réduits à une demi-servitude par les comptoirs des grands propriétaires.