Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/566

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bituels des tendances slavophiles et des songes socialistes, les libéraux, épris des institutions occidentales et jaloux d’assimiler leur patrie à l’Europe, les économistes, avant tout préoccupés de la production matérielle et, dans le Nord comme ailleurs, ennemis de tout obstacle à l’activité individuelle et à la libre concurrence. Le mir a, en outre, contre lui la plupart des propriétaires fonciers, des agriculteurs de profession, plus frappés que personne de ses inconvénients pratiques. En revanche, le plus grand nombre des hommes de cabinet, des journalistes et des écrivains des deux capitales, séduits par les avantages théoriques de la communauté, tiennent obstinément pour elle et la représentent volontiers comme l’ancre de salut de la Russie future. Est-ce toujours uniquement pour le mérite intrinsèque du mir ? Non, peut-être ; dans leurs panégyriques de la propriété collective, les écrivains russes, les moins suspects de slavophilisme, ont une autre raison qui, à leur insu, est souvent la principale, c’est qu’il s’agit là d’une institution nationale, russe, slave, ou du moins considérée comme telle[1]. C’est ainsi que, dans un pays las d’imitation étrangère, l’amour-propre du patriote s’exalte aisément en face d’un trait d’originalité incontesté. Par là s’explique le pieux enthousiasme, l’espèce de religieuse ferveur qu’inspire la tenure collective du sol à tant des écrivains les plus distingués de la Russie, aux Samarine, aux Kavéline, aux Vasiltchikof, chez lequel, selon l’ingénieuse image d’un compatriote, sous la blouse ouvrière du socialiste, on aperçoit le caftan de velours du boyar moscovite[2]. Par un naturel entraînement, c’est le besoin de faire l’apologie de l’institution nationale qui pousse, involontairement et presque inconsciemment, tant de Russes, de pen-

  1. En dépit de toutes les preuves, aujourd’hui accumulées contre ce système, le prince Vasiltchikof, par exemple, s’efforce longuement de prouver que le mode de propriété en usage dans le mir russe est particulier aux Slaves et, en même temps, qu’il a été général chez tous les peuples de cette race préservés de l’influence germanique.
  2. Guerrier et Tchitchérine : Ruusskii dilettantizm.