Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/595

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l’autre. Il ne faut pas que la question sociale fasse perdre de vue la question économique, que l’intérêt apparent du cultivateur fasse négliger l’intérêt non moins essentiel de la terre et de l’agriculture. De ces deux intérêts, aucun ne saurait être impunément sacrifié à l’autre. Si certaines nations, telles que l’Angleterre, paraissent s’être préoccupées trop uniquement de la culture et de la production, certains Russes me semblent parfois enclins à tomber dans l’excès inverse. Or. des deux erreurs, cette dernière est peut-être la plus grave, car l’intérêt du cultivateur ne saurait être longtemps séparé de l’intérêt de la terre et de la production : si, dans un pays riche, la richesse peut se trouver concentrée en un trop petit nombre de mains, un pays pauvre et mal exploité ne saurait mettre la richesse ou l’aisance à la portée du grand nombre.

La Russie présente ce triste et instructif phénomène que la masse du peuple y est à la fois propriétaire et pauvre. La raison en est simple, elle est dans l’ignorance du peuple et dans le poids des charges publiques ; elle est surtout dans le manque de capital, sans lequel la production ne saurait prendre un grand essor. Au lieu de chercher à faire passer le plus de terre possible aux mains du paysan, les amis du peuple feraient peut-être mieux de songer aux moyens de l’aider à tirer un meilleur parti du sol. Le grand problème, pour l’empire et pour le moujik même, ce n’est pas tant d’arrondir le lot, le nadèl des anciens serfs, que de leur donner, matériellement et moralement, les moyens de faire produire la terre.

Il y a là, pour la Russie, une question capitale dont on sent de plus en plus l’urgence, et que la concurrence de l’Amérique ne saurait laisser perdre de vue. Si, grâce aux exportations du Nouveau Monde et de tous les pays d’outremer, l’agriculture de la vieille Europe traverse en ce moment une crise pénible, l’épreuve n’est pas moins rude pour l’agriculture russe, menacée d’être chassée de tous les marchés de l’Occident par un rival, plus riche de terres