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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/145

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lieu à de singulières déconvenues. Je n’en citerai qu’un exemple. Dans l’hiver de 1879-1880, au plus fort de la guerre contre le nihilisme et des sévérités de la police, un Russe de mes amis, voulant quitter Odessa pour les bords de la Méditerranée, avait besoin d’un passeport pour l’étranger. En pareil cas, il est naturellement enjoint de se présenter en personne ; notre voyageur était pressé, un commissionnaire lui assura que, pour un pourboire de 25 roubles, il lui éviterait la peine de se déranger. Soit hâte ou indolence, soit, comme il me le racontait, curiosité et désir de faire une expérience, mon voyageur accepta. Le lendemain, il partait pour Constantinople avec un passeport en règle. En temps ordinaire, cette petite complaisance lui eût sans doute coûté moitié prix.

Les procès politiques ont montré que beaucoup de malheureux avaient été jetés dans le parti anarchique et les affiliations clandestines par le manque de passeport, ou la perte de leurs papiers. Une moitié peut-être des paysans ou des ouvriers compromis dans les conspirations nihilistes ont dû leur initiation révolutionnaire à un accident de cette sorte. Son passeport une fois égaré ou volé, car ce genre de larcin n’est pas rare, c’est, en effet, pour un paysan, pour un ouvrier de la campagne, en résidence à la ville, toute une longue et parfois dispendieuse affaire que d’en obtenir un autre ; et l’individu qui vit quelques semaines sans passeport sait qu’il est exposé à toutes les persécutions de la police, il a toujours en perspective la Sibérie. Ainsi transformé malgré lui en vagabond et tombé au rang des outlaws, l’homme du peuple privé de ses papiers devient aisément la proie des révolutionnaires, qui lui fournissent de l’ouvrage et lui procurent un faux passeport. Plusieurs des criminels d’État ont débuté de cette sorte.

Ces règlements sur les passeports, si gênants pour les voyageurs nationaux ou étrangers, pèsent parliculièrement sur certaines classes et plus lourdement sur les classes infé-