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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/162

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l’ancienne méfiance. J’en citerai comme exemple une anecdote, qui m’élait contée pour me prouver le contraire. « Vous vous imaginez peut-être qu’il y a chez nous peu de liberté de parole, me disait, à Tiflis, en 1873, un Russe libéral et désireux de me faire apprécier sa patrie. Un jour, un élève d’une des grandes écoles de l’État, parlant avec ses camarades des réformes d’Alexandre II, s’avisa de dire que le tsar n’était qu’un tailleur, voulant donner à entendre que l’empereur se plaisait trop à changer les uniformes militaires. Le propos, recueilli par la police, monta jusqu’aux oreilles du souverain ; l’imprudent jeune homme se vit mandé par ordre suprême au palais impérial. Les parents du coupable le voyaient déjà sur le chemin de la Sibérie. Quel fut son châtiment ? L’empereur lui fit remettre de sa part un uniforme tout neuf. » Le trait, si l’histoire est vraie, ne manquait pas d’esprit ; c’était là une vengeance de souverain, mais la naïve admiration du narrateur était hors de proportion avec la railleuse générosité du monarque. « Voyez, me répétait-il, de quelle liberté nous jouissons ! Avoir appelé l’empereur un tailleur ! » Cela lui semblait une sorte de crime de lèse-majesté, et il me demandait si, en France, un tel forfait n’eût pas été puni d’un autre châtiment. Aux heures les plus tranquilles du règne d’Alexandre II, chez ce peuple, si heureux de respirer plus à l’aise, on sentait ainsi ce qu’avait d’inaccoutumé et de précaire cette liberté récente. Sous l’égide de la police et des officiers bleus, il ne peut y avoir qu’une liberté de tolérance.

Depuis la longue série d’attentats inaugurée en 1878, et la restauration de l’omnipotence des gendarmes, l’ancienne méfiance est redevenue générale. L’esprit de suspicion assombrit et pervertit toutes les relations de la société et de la famille. On n’ose plus parler entre amis, entre parents même. Selon les mordantes peintures du grand humoriste Chtchédrine, jamais on n’a autant évité les sujets sérieux, ou si on les touche, c’est pour donner carrière à