Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/321

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par un homme. Cette fois le brutal n’était pas le mari, ce qui, pour le tribunal, eût été sans doute une excuse ou une circonstance atténuante. Le moujik se défendait en soutenant que la femme lui avait porté les premiers coups. La plaignante et l’accusé se tenaient tous deux debout devant les juges, plaidant chacun leur cause avec volubilité, s’interpellant vivement l’un l’autre et en appelant également à leurs témoins, rangés à côté d’eux. « Varvara Petrova, dit un des témoins de la partie adverse, a déclaré qu’avec un vedro d’eau-de-vie elle était sûre de son procès[1]. » À cette révélation, le tribunal ne parut ni bien surpris ni bien scandalisé ; les juges hochèrent honnêtement la tête sans témoigner une indignation exagérée, et continuèrent l’interrogatoire après une brève réprimande à l’indiscret témoin. « Accordez-vous, entendez-vous », ne cessaient-ils de répéter en cherchant les termes d’un compromis et s’évertuant à faire dicter la sentence par les deux parties, au lieu de la leur imposer. « Enfin, Varvara Petrova, dit l’un des juges à la femme, combien demandes-tu d’indemnité ? — Trois roubles, répondit la paysanne. — Oh ! trois roubles, c’est trop, tu ne les auras pas », murmura le juge, et s’adressant à l’accusé : « Et toi, combien veux-tu lui donner ? — Moi, rien, répondit le moujik. — Ohl reprit le juge, rien, ce n’est pas assez. Combien lui donnes-tu ? — Eh bien, un rouble, fit le prévenu. — Un rouble et un chtof ? interrompit la femme[2]. — On ne parle pas de chtof ni d’eau-de-vie ici », répliqua un des juges, rendu peut-être plus austère par notre présence. « Dehors tu boiras autant que tu voudras, mais on ne fait pas entrer cela dans les jugements. » Là-dessus la femme se résigna, le greffier lut la sentence condamnant le moujik à un rouble de dommages-intérêts, les deux parties s’inclinèrent en signe d’assentiment et, après un salut aux images, se retirèrent avec leurs parents et amis.

  1. Vedro ou sceau, mesure valant, si je ne me trompe, 12 litres.
  2. Le chtof, autre mesure de liquide, valant la huitième partie du vedro.