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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/431

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La peine des verges a été effacée du code pénal ; mais, dira-t-on, a-t-elle pour cela, en dehors même des communes de paysans, entièrement disparu ? En Russie, nous l’avons dû souvent constater, il y a plus d’intervalle qu’ailleurs entre la loi et les mœurs, entre ce qui est permis officiellement et ce qui est pratiqué journellement. Pour les châtiments corporels cependant, il y a beaucoup moins de dérogations à la loi qu’on ne le suppose en Occident. Les lois mêmes admettent le fouet en quelques cas exceptionnels : à l’armée, dans les compagnies de discipline, ou encore dans les prisons, lorsque l’insubordination contraint de recourir à pareil argument. Sous ce rapport, la Russie ne fait guère que ce que font d’autres États de l’Europe. Ce qui ne se voit que chez elle, car il serait injuste de lui comparer la Turquie, c’est l’emploi arbitraire de châtiments légalement interdits envers des personnes que la loi en exempte expressément. On ne saurait nier, en effet, qu’il se présente des cas de ce genre, surtout dans les provinces reculées où l’autorité a peine à faire respecter les lois de ceux qui ont la charge de veiller à leur exécution.

Dans certaines localités, la police se fait parfois peu de scrupule d’appliquer elle-même aux moujiks les verges que la loi tolère dans leurs modestes tribunaux. En 1879, par exemple, au centre même de l’empire, dans le gouvernement de Riazane, un procès a révélé des faits de cette sorte d’une gravité particulière[1]. Vers la même époque,

  1. Il s’agissait d’un agent de police, appelé Popof, qui, pour hâter la rentrée des contributions en retard, avait l’habitude de faire fustiger les paysans. Afin de donner plus d’efficacité à ce procédé, renouvelé du temps de Nicolas, ce Popof se servait de verges brûlantes, ou encore de baguettes trempées dans un bain d’eau salée. Par un autre raffinement, il coupait d’ordinaire l’exécution du patient en plusieurs séances, de façon que les verges lui fussent plus sensibles. Ce fonctionnaire trop zélé, traduit en jugement, a été reconnu coupable par le jury. Si la peine qui lui a été infligée, trois mois de prison, nous semble légère pour un tel délit, cela suffit pour montrer aux paysans qu’ils ne sont plus tenus de se laisser sans mot dire fouetter ou bâtonner par le moindre fonctionnaire.