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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/550

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dormi. « Allons, paresseux, lui crient-ils, que fais-tu là couché pendant que nous mourons de faim ? vite au travail. » Le paysan obéit, cueille des fruits, attrape une gelinotte et leur sert à dîner, si bien que les généraux l’attachent la nuit à un arbre pour qu’il ne leur échappe point. Plusieurs jours se passent ainsi ; les généraux, nourris par leur prisonnier, sont gros et gras. Enfin, comme ils s’ennuient de cette vie isolée, le paysan, toujours méprisé et rudoyé, leur fait un bateau et ramène à Saint-Pétersbourg les deux généraux, qui, pour sa peine, lui donnent un verre d’eau-de-vie avec cinq kopeks. « Et que disaient les paysans de cette histoire ? demandait-on au maître d’école. — Les paysans riaient beaucoup ; ils étaient flattés que des généraux pussent avoir besoin d’un de leurs pareils. »

Dans un tel milieu, on devine toutes les mésaventures qui attendent les chevaliers errants du nihilisme. Les plus enthousiastes ont pu souvent se dire que, semblable aux Juifs de l’Écriture, le peuple russe lapide ses prophètes. Les procès politiques ont mis au jour les fréquentes déconvenues des prédicateurs de révolte. Ils ne sont guère plus heureux parmi les ouvriers que parmi les paysans, car le peuple des villes diffère encore peu de celui des campagnes. Dans les capitales même, le populaire est loin d’être sympathique aux séditieux ; à ses yeux, ce sont des traîtres au pays. N’at-on pas vu, en 1878, le bas peuple de Moscou, renouvelant ses exploits de 1861[1], malmener les étudiants qui avaient osé acclamer un convoi de détenus politiques ?

  1. « À Moscou, écrivait-on à N. Milutine le 26 octobre 1861, les rassemblements d’étudiants ont été dissous par le peuple, qui disait que ces petits polissons de nobles s’ameutaient contre le gouvernement. » — « La haine du peuple pour les étudiants s’accroît de jour en jour, écrivait à N. Milutine un autre correspondant ; la Société de secours aux gens de lettres a été obligée de commander deux cents habits civils pour les étudiants pauvres, afin qu’ils ne fussent pas reconnus à leur uniforme et maltraités dans les rues. » (Lettre inédite de M. Kavéline, 13-25 juillet 1862. Voy. Un homme d’État russe (Nic. Milutine) d’après la correspondance (Hachette, 1884).