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Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/552

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dustrie russe, la substitution chaque jour plus fréquente des grandes fabriques et du régime manufacturier aux petits ateliers et à la petite industrie des villages (kousternaïa), amasseront silencieusement dans les villes russes les matériaux d’un prolétariat analogue à celui de nos grandes ruches industrielles de l’Occident. Plus l’ouvrier des villes s’isolera de la campagne et de la terre, plus il se spécialisera et se « dépaysannera », plus il deviendra accessible aux mémes sophismes que ses pareils d’Allemagne ou de France. C’est là un danger dont la Russie ne saurait se défendre qu’en restant un pays de peu d’industrie et de peu de capitaux : mais, alors même que cette transformation de la plèbe des villes serait prochaine, elle ne serait point, pour le grand empire rural, un aussi sérieux embarras que pour les États industriels de l’Occident.

Le paysan restera encore pour des générations le centre de gravité de l’Empire, et, appuyée sur l’ignorance et le dévouement du moujik, l’autocratie peut sembler inébranlable. Quelque insignifiant qu’en soit le nombre, il s’est cependant déjà rencontré des paysans dans les rangs des conspirateurs, jusque dans les rangs des régicides. Jéliabof, l’un des principaux organisateurs des grands complots contre Alexandre II, était le fils d’un serf. Si son éducation universitaire rattachait moins Jéliabof au peuple qu’à « l’intelligence », plusieurs de ses complices, tels que Mikhaïlof et Khaltourine, tels que précédemment Tikhonof et Chiriaief, n’étaient que des paysans plus ou moins dégrossis. En dehors de ces tsaricides, des moujiks, simplement coupables d’affiliation clandestine et de propagande socialiste, ont déjà maintes fois comparu devant les cours martiales, notamment dans le midi, dans l’Ukraine et la Nouvelle-Russie, où, pour divers motifs, le peuple semble moins réfractaire à la propagande radicale. Ce sont là des indices qui méritent d’attirer l’attention. On a beau être rassuré par les sentiments conservateurs, par les préjugés même du moujik, de tels exemples contraignent à se de-