Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 2, Hachette, 1893.djvu/75

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n’étaît qu’un élève auquel il fallait toujours faire la leçon ; le maître ne pouvait trop tenir en tutelle le rude et sauvage enfant qu’il avait à former. Plus haute était la mission que lui confiait l’histoire, et moins l’administration russe a eu de réserve et de scrupules. Nulle part ce rôle d’éducateur, ce rôle de pédagogue, que les gouvernements s’arrogent si volontiers, n’a pu être pris aussi au sérieux par ceux qui s’en prétendent chargés. L’administration russe, façonnée à l’européenne, put longtemps considérer le peuple qu’elle régentait moins en nation de compatriotes qu’en peuple inférieur, en race indigne de liberté, à peu près comme les Européens regardent les indigènes de leurs colonies.

Dans la Russie moderne, au dix-neuvième siècle comme au dix-huitième, tout est parti d’en haut, de l’empereur, de la capitale. Depuis Pierre le Grand, le pouvoir s’est systématiquement appliqué à supprimer tout mouvement spontané dans le pays pour le réduire à l’état d’automate, de mécanisme docile, n’ayant d’autre moteur que le ressort gouvernemental. Toute l’administration a été calquée sur l’organisation militaire ; la discipline, la consigne ont été la loi de la vie civile, comme de la vie du soldat, et la consigne s’est étendue à tous les détails de l’existence, avec une minutie et une indiscrétion inconnues ailleurs. D’un bout à l’autre de l’empire, dans l’administration locale comme dans l’administration centrale, tout a dû se faire par ordre. Sous la main de Pierre et de ses successeurs, la Russie a été comme un soldat au régiment, comme une recrue à l’exercice, qui marche, s’arrête, avance, recule, lève le bras ou la jambe, au commandement d’un sergent instructeur. Et ce système était la conséquence naturelle de l’entreprise de Pierre le Grand, qui voulait transformer les mœurs du peuple ainsi que les lois de l’État. On sent quels ont été les effets d’un pareil régime, appliqué durant des générations. Le pays, patiemment dressé à l’inertie, a perdu toute initiative, et quand sous Catherine II, quand