Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/142

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Arkhangel, eut la tête fendue par un paysan qui n’avait pu tolérer que, devant lui, l’on mangeât du lard en carême. Aux yeux du meurtrier, c’était là une sorte de sacrilège qu’un chrétien ne pouvait laisser impuni. Aujourd’hui les moujiks sont trop faits à de pareils scandales pour être pris d’aussi violente indignation. Ils montrent même, en cas semblable, une tolérance singulière, vis-à-vis des étrangers surtout ; mais ils ne s’en croient pas moins tenus d’observer eux-mêmes la loi traditionnelle. Presque tous résistent à ceux qui tentent de les en faire dévier. Pour y faire renoncer le peuple, il faudrait y faire renoncer l’Église.

Or, en a-t-elle le droit, l’Église n’en a guère la liberté. L’Église est captive de la tradition, prisonnière de l’antiquité. La discipline, les rites, les observances sont, chez elle, presque aussi immuables que le dogme. Ayant mis dans l’immobilité sa force et son orgueil, il lui est malaisé d’abandonner officiellement ce qu’elle a enjoint durant des siècles. La simplicité des plus pieux de ses enfants s’en trouverait offensée ; il en pourrait résulter des schismes avec l’étranger ou de nouvelles sectes en Russie[1]. Par ce côté, l’orthodoxie gréco-russe a un manifeste désavantage vis-à-vis du catholicisme latin. Elle n’a point les mêmes ressources que l’Église romaine. Ne possédant pas d’autorité centrale, d’organe vivant pour commander au nom du Christ, elle ne peut, autant que sa grande rivale, s’accommoder aux nécessités des temps ou aux besoins du climat. Grâce à la domination incontestée du siège romain, le catholicisme a, en pareille matière, plus de liberté et plus de souplesse. La concentration même de l’autorité dans une seule main le rend plus libre. Personnifiée dans le pape infaillible, l’Église peut parler, elle peut marcher, elle peut lier et délier ; tandis que l’Église orientale, sans

  1. L’armée russe, avec l’autorisation da Saint-Synode, ne fait le carême que pendant une semaine ; mais c’est là un cas particulier et un règlement aussi administratif qu’ecclésiastique.