Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/301

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pagnes de France où, d’ordinaire, il en a si peu. Rien cependant ne lui interdit d’en acquérir un jour, car, par la religion, le pope est encore le seul qui ait prise sur le moujik.

Sur les hautes classes, le clergé n’a pas l’influence que lui donnent ailleurs l’éducation, les femmes ou la politique. Nulle part l’Église et ses ministres n’occupèrent moins de place dans ce qu’on appelle le monde. Le pope est tenu à distance de la maison seigneuriale et exclu de la société cultivée. Si, dans les campagnes, le propriétaire ouvre parfois sa porte à son curé, c’est pour une fête ou pour une cérémonie, et, d’ordinaire, sans intimité comme sans considération. Ce n’est pas dans les maisons russes qu’on aurait l’idée de réserver la place d’honneur aux ecclésiastiques. Le respect pour la religion s’y allie fort bien avec le dédain de la soutane. « Le prêtre, disait J. de Maistre, est employé comme une machine. On dirait que ses paroles sont une espèce d’opération mécanique qui efface les péchés, comme le savon fait disparaître les souillures matérielles. » Même dans les familles qui se croient religieuses, il en est encore souvent ainsi. On requiert le pope à jour fixe, à peu près comme le blanchisseur, a dit M. E. M. de Vogüé[1] ; ses offices payés, on se croit quitte envers lui. Les hautes classes n’ont pas, pour le clergé, plus de respect ou de sympathie que le peuple, et elles ne sentent pas encore le besoin de lui en témoigner pour relever la religion aux yeux du peuple.

Tenu à l’écart par les classes civilisées qui diffèrent de lui par leur éducation, leurs manières, leurs idées ; plus voisin du peuple par son genre de vie, mais déjà trop supérieur aux moujiks pour se rabaisser sans souffrances à leur niveau, le pope russe, le pope rural surtout, est isolé entre deux mondes, l’un au-dessus, l’autre au-dessous de lui, et se sent presque également étranger à l’un et à l’autre. Cet isolement social borne son horizon intellectuel.

  1. Journal des Débats. 20 octobre 1886.