Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/362

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sur des arguments tirés de l’Écriture et, le plus souvent, empreints du plus grossier réalisme. Le vieux-croyant qui ne fume pas s’autorise de ce mot de l’Évangile : « Ce n’est point ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le souille, c’est ce qui en sort » (Marc, vii, 15). Il ajoute que l’homme qui fume se rend semblable au diable, dont la bouche exhale une fumée empestée. Le vieux-croyant qui réprouve le sucre se fonde sur ce que les raffineries emploient du sang, et que l’Écriture défend de se nourrir du sang des bétes, prohibition qui semble avoir été plus longtemps respectée en Russie qu’en tout autre pays chrétien. À en croire un dicton des starovères, celui qui fume du tabac chasse l’esprit saint, celui qui prend du café sera frappé de la foudre, celui qui prend du thé ne sera pas sauvé[1].

En dépit de tous les arguments théologiques, le vrai motif de l’antipathie du vieux-croyant pour telle ou telle denrée, pour tel ou tel usage, c’est sa nouveauté, sa récente introduction en Russie. Pour la manière de vivre comme pour la foi, pour la table de même que pour le culte, il prétend rester fidèle aux pratiques de ses ancêtres. Un jour, dit-on, un raskolnik et un orthodoxe étant à boire ensemble, le dernier prit un cigare. « Oh ! le poison diabolique ! s’écria le premier. — Et l’eau-de-vie ? répondit son compagnon. — Le vin (vino, en russe on appelle ainsi l’eau-de-vie), le vin, reprit le vieux-croyant, était apprécié de notre grand-père Noé ! — Eh bien, répliqua l’autre, prouve-moi que Noé ne fumait pas. » Chez ce peuple aux mœurs encore patriarcales, l’antiquité est la règle qui décide sans appel. « Ne le moque pas des vieillards, dit une maxime des raskolniks, car le vieillard sait les vieilles choses et enseigne la justice. »

En tout conflit politique ou religieux, les partis ont

  1. Un autre proverbe, cité par M. Ralston, se plaint qu’une flèche chinoise ait volé jusqu’en Russie et se soit enfoncée au cœur du paysan. Malgré cela, le thé ne semble plus exciter chez les raskolniks la même antipathie que le tabac.