Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/364

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interprètent le verset de la Genèse : Dieu fit l’homme à son image. Pour combattre cette singulière exégèse, un des évêques de Pierre le Grand, Dmitri de Rostof, composa en vain un Traité sur l’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme[1]. « L’image de Dieu est la barbe, et sa ressemblance la moustache », écrivait encore un raskolnik vers 1830[2]. Voyez, disent les vieux-croyants, voyez le Christ et les saints des anciennes images, tous portent la barbe. Pour leur répondre, les théologiens orthodoxes ont dû se mettre à la recherche des rares saints imberbes de l’iconographie byzantine. Au fond, c’était toujours, chez ces hommes simples, même attachement aux formes et même symbolisme dans le même réalisme. Comme au texte de la parole divine, ils se refusent à rien laisser changer à l’œuvre vivante de Dieu ; comme ils veulent que chaque mot, chaque lettre de l’office sacré ait une valeur propre, ils n’admettent point que le poil dont le Créateur a fourni les joues de l’homme puisse être sans signification. À leurs yeux, c’est la marque dislinctive du visage mâle, le signe naturel de la supériorité de l’homme sur la femme ; s’en laisser dépouiller, c’est déformer l’œuvre divine en l’efféminant, c’est une sorte de mutilation et comme de castration de la virilité[3].

Comme le double alleluia ou la croix à huit branches, la barbe a eu ses martyrs. À Pétersbourg même, sous Alexandre II, en 1874, un conscrit destiné à la marine refusait

  1. Razsoujdénié o obrasé bojii i podobié v tchélovéké, 1707. Des raskolniks disaient au même prélat : « Nous aimons autant nous laisser couper la tête que la barbe. — La tête repoussera-t-elle ? » répliqua l’évêque.
  2. Oglachenia Boudakseva, Schédo-Ferroti, p. 167.
  3. L’anecdote suivante montre la méthode d’argumentation des vieux-croyants et de leurs adversaires. À certaines fétes, les raskolniks et les orthodoxes de Moscou avaient au Kremlin des discussions publiques, « L’homme, disait le champion des vieux-croyants, a été créé avec la barbe ; par suite, se raser, c’est mutiler l’image de Dieu. — Point du tout, répondit l’orthodoxe, l’homme a été créé imberbe ; la barbe lui a poussé après la chute. Voyez l’âge de l’innocenoe, les enfants ; ils naissent sans barbe ; elle ne leur vient qu’à l’âge où ils commencent à pécher ; donc, en se rasant, l’homme retourne à sa forme primitive. »