Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/98

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et de l’Orient, c’est dans le temps aussi, en la laissant étrangère aux civilisations classiques, que le slavon ecclésiastique a contribué à l’isolement et à la stagnation de la Russie. Privé de littérature et d’histoire, le slavon ne pouvait, comme le grec ou le latin, dont il prenait la place, ouvrir aux Russes l’accès de l’antiquité, et, par là, leur offrir, dans la langue même de l’Église, un instrument d’émancipation. L’emploi du slavon fut une des causes de l’infériorité des clergés slaves, ainsi éloignés des sources chrétiennes en même temps que des sources classiques.

Cette question de l’idiome liturgique, en apparence secondaire, a eu sur le développement de la Russie une influence peut-être égale à l’influence même de l’Église orientale. De combien de siècles eût été retardé le monde germanique, si l’un de ses dialectes, comme le gothique d’Ulphilas, eût, pendant le moyen âge, tenu dans ses églises la place du latin ; si, avant que Luther la rejetât de ses temples, la langue de Rome n’eût préparé l’Allemagne à la Renaissance en même temps qu’à la Réforme ! Il a fallu qu’au latin aient, sans toujours le remplacer, presque partout succédé nos idiomes vulgaires, pour que la Russie fût reliée à l’Europe. Aucun peuple n’a autant cultivé le grand instrument de connaissance du monde moderne, les langues vivantes ; la privation du commerce de l’antiquité classique et du moyen âge latin n’en reste pas moins un des traits qui distinguent les Russes des nations protestantes comme des catholiques.

Le règne du slavon dans l’Église, et longtemps dans la vie civile, a eu en revanche, pour la Russie, un avantage national, politique. L’idiome de Cyrille et de Méthode, en dépit de ses altérations locales, a été un trait d’union entre les peuples slaves orthodoxes. Il a maintenu entre eux la notion de leur communauté d’origine, tandis que l’extréme diffusion du latin a cessé d’en faire un lien de parenté entre les nations néo-latines. Au lieu de son « Gospodi pomiloui », l’Église russe chanterait le Kyrie eleison en grec,