Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/128

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amas des motifs transmis oralement. Il y a eu un poète de l’Iliade et un autre de l’Odyssée, mais ce n’est pas Homère. Des ténèbres recouvrent leur personnalité. Le sentiment esthétique seul encore y accède. En ce sens, la philologie classique, dépositaire de ce sentiment, est une messagère des dieux, une Muse descendue parmi les hommes de Boétie.

Sa voix consolatrice nous parle de formes divines, lumineuses et belles, qui vivent dans une terre de merveilles, lointaine, bleue, bienheureuse… (W., IX, 24.)

Et pourtant, durant deux mille ans, avant Friedrich-August Wolf, l’humanisme ne s’était-il pas égaré ? Il faut donc un guide même au plus heureux instinct. Il lui faut savoir comment naît l’œuvre d’art. Nietzsche n’en disait pas plus. Il voulait dire que toute une philosophie de la vie de l’esprit était enfermée dans ces paroles denses sur Homère, et qu’il en serait ainsi dans toutes ses leçons : Philosophia facta est quæ philologia erat, disait-il, retournant une parole de Sénèque [1].

L’affluence, ravie et pleine de chuchotements contradictoires [2], s’écoula sur ces paroles mystérieuses. Car cette philosophie dont Nietzsche se faisait l’apôtre, il la tenait encore cachée. Il fallait une initiation pour la découvrir. Il envoya le manuscrit de sa leçon à un petit nombre d’amis, Romundt, Erwin Rohde, à son maître Ritschl, à Cosima von Biilow, puis l’imprima avec luxe ; et, dans l’intervalle, il prit le harnais quotidien.

La besogne qu’on demandait à Nietzsche était modeste et rude. Il fallait, tous les matins à sept heures, enseigner à l’Université. Sept étudiants furent, cette première

  1. Lettres à Lucilius, n° 108. Le rapprochement a été fait par K. Preisendanz. Nietzsche und Seneca {Südd. Monatshefte, 1908, p. 694).
  2. Corr., I, 151 ; II, 166.