Page:Andreïev - Nouvelles, 1908.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
187
LE CAPITAINE EN SECOND KABLOUKOF

Pendant ces dernières années, Kabloukof s’était évertué à se dire qu’il vivait bien, comme il fallait qu’il vécût. Cependant cette conviction, il ne l’avait réellement puisée que dans le carafon. Lorsque le matin, il absorbait deux ou trois verres d’eau-de-vie, tout pour lui devenait clair, compréhensible et simple. La chambre, nue et sale, ne le frappait plus par son indigence ; il ne remarquait plus qu’il se négligeait et devenait paresseux. Pendant des semaines entières il ne changeait pas de linge, oubliait de se faire les ongles ; quand il s’en apercevait, il se consolait en se disant : « Je n’ai pas besoin de faire la cour aux demoiselles, n’est-ce pas ? » Il lui était plus commode aussi de faire ses affaires négligemment ; de cette façon, il ressentait moins cruellement l’humiliation de n’être encore que capitaine en second à cinquante ans, tandis que certains de ses camarades de promotion portaient déjà l’uniforme de colonel ou même de général. Il n’était plus rongé par le regret stérile d’avoir perdu un quart de siècle à piétiner sur place, stupidement, à la poursuite de son pain quotidien, en semant peu à peu son âme sur la route. Un brouillard