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PRÉFACE

Il s’arrêta, la voix étranglée et reprit :

« Mes débuts comme chantre, ma misère d’autrefois, mes jours sans pain, il a raconté toute ma vie. Après il parla de ma femme, toujours au passé, il disait : ce diacre était ceci, ce diacre était cela, à croire, en vérité que j’étais mort et qu’on parlait sur mon cercueil. « C’était, disait-il, c’était un diacre… »

Tandis que le diacre contait cela, tous voyaient qu’il allait mourir ; on le voyait aussi clairement que si la Mort elle-même se fût tenue debout, là, au pied du lit.

Tout autre était le marchand : il ne croyait pas en Dieu ; il était las de la vie, et n’avait pas peur de la délivrance suprême. Tout ce qu’il y avait en lui de force, il l’avait dépensé sans nécessité, sans résultat appréciable, sans joie. Lorsqu’il était jeune, il volait de la viande ou des fruits chez son patron. Pris sur le fait, il avait été battu sans pitié et il haïssait ceux qui l’avaient battu. Plus tard, devenu homme, il avait écrasé les petites gens du poids de son or, méprisant ceux qui tombaient entre ses mains, et qui lui rendaient son mépris en effroi et en haine farouche. Puis la vieillesse, la maladie étaient venues ; on avait commencé à le voler lui-même, et, à son tour, il avait battu les voleurs. Sa vie n’était qu’une succession d’offenses, de cruautés et de haines. »