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NOUVELLES

dressait devant lui la foule des ouvriers ; il entendait des coups de fusil, respirait l’odeur de la poudre et du sang. Si un parfum venait frapper ses narines, il se souvenait aussitôt de son mouchoir, qui était aussi parfumé quand il s’en était servi pour donner le signal de tirer. Les premiers temps, ces associations d’idées lui parurent logiques et compréhensibles, l’agacèrent sans l’inquiéter ; mais il arriva bientôt que tout lui rappela l’événement, d’une façon importune et stupide, douloureuse comme un coup reçu à l’improviste. Se mettait-il à rire, il lui semblait que son rire autoritaire venait de quelqu’un d’autre, et il apercevait soudain avec une netteté révoltante un cadavre quelconque, bien qu’au moment de la fusillade il n’eût pas songé à rire, pas plus que les autres. Écoutait-il les gazouillis des hirondelles à la nuit tombante, regardait-il une chaise, une simple chaise de chêne, étendait-il le bras pour prendre du pain… tout faisait renaître à ses yeux la même image ; un mouchoir blanc agité, des coups de feu, du sang. On aurait dit qu’il vivait dans une chambre pourvue de milliers de portes derrière lesquelles