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voyage du condottière

fait des bons mots pour qu’on le laisse en paix à ses grands sentiments.

Profond analyste de l’automate, il n’est pas homme de lettres, grâce au ciel. Il ne pense pas pour plaire à ceux qu’il méprise. L’automate est son sujet et son ennemi, l’homme civilisé, bien engrené à sa place dans l’état. Combien souvent, par là, Stendhal a montré qu’il est un véritable idéaliste : la machine intérieure modèle toute la vie.

Stendhal est fort supérieur à tout ce qu’il fait. Il est très capable, pour se plaire à soi-même, de perdre deux ou trois fois les plus beaux hasards de sa carrière et les maîtresses cartes de la fortune. Ambitieux, il est au-dessus de toute ambition : voilà la bonne manière, et non pas de dédaigner l’ambition, sans en connaître l’appétit mordant. Il était parti pour faire un bon général : son courage, son insouciance, son regard prompt, la faveur du comte Daru l’eussent assez servi. Il était homme de cheval ; il avait le goût de la bête admirable. Il pouvait aussi réussir au Conseil d’État. Mais il entend ne pas avoir d’autre maître que son plaisir. Napoléon tyran le dégoûte du Premier Consul. Il ne veut pas servir les Bourbons, pour qui il sent un inaltérable mépris.

Étant si fort constitué en soi-même, il a la manie de se dédoubler. Appétit irrésistible, que connaissent les hommes au « moi » puissant et combattu. Par là, se trahit l’âme du vrai poète. Stendhal ne change pas cent fois de nom et de titre, par défiance ; mais par jeu. Il veut être plus d’un homme. Il est, en nom, tous les hommes qu’il veut.

Quand il est en Italie, surtout à la fin, il ne peut se passer de Paris et de l’esprit français, quelque mal qu’il en dise. Quand il est à Paris, il ne peut se passer de Milan, ni de l’amour à