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voyage du condottière

Quand il perd l’illusion de la durée, son désespoir ne connaît plus de bornes. De là que toutes ses émotions sont si intenses. Elles sont uniques et totales au moment où elles sont, et il est total en chacune. Voilà encore où la lenteur s’accorde avec la puissance : les musiciens le savent.

Il a de la femme, si homme qu’il soit. Parfois les douces fureurs de la femelle se hérissent en lui. Il est plein de mystère. Il cache dans le silence un repaire de crimes et de violences inexpiables : il les a murés ; il ne les a pas vaincus.

Bourreau d’argent, incapable d’en jamais gagner, prodiguant ce qu’il en a, le perdant même, et s’en passant, quand il n’en a pas, jusqu’au prodige ; épris pourtant de tout ce qui pare la terre ; amateur de toute séduction ; avide surtout de donner, y prenant un plaisir que personne n’a pu savourer davantage ; l’homme enfin le plus capable de se priver, sans aucun goût pour la privation. Toujours pauvre, et parfois mendiant, si l’on pouvait l’être sans mendier. Parce qu’il est né pour ne jamais faire le moindre gain, il joue à la loterie son dernier écu : on croirait qu’il veut le perdre. Caërdal ne sait pas de plus digne moyen ni plus juste de faire fortune.

Il n’a jamais senti par raison, qui est le propre de l’homme moderne. Sujet à la colère, comme un fiévreux à la fièvre, il y tient presque toujours la bride : mais s’il rend les rênes, sa colère éclatant en extrême fureur, il se regarde faire. C’est un homme qui a toujours assisté, comme un témoin scrupuleux, aux excès de sa vie.

Il en a dit, avec un sens profond, que plus il allait au spectacle de ses passions, moins il pouvait résister aux tragédies quelles trament. Les passions se lèvent en moi, dit-il, comme les lames de fond.