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voyage du condottière

arche, font l’anneau avec l’eau courbe qui les mire. Vert de gris et purée de pois, cette eau nourrissante a trop cuit dans le cuivre. Avec précaution, telles des vaches sur une berge, les maisons à pic descendent lentement dans la trouble liqueur du fleuve. On ne peut faire que quelques pas au bord de cette eau végétale ; la levée de terre disparaît bientôt. Sales et branlantes, les bâtisses serrent le canal, s’en écartent, le resserrent. Tous ces murs sont caducs, et marqués à l’ongle noir du temps. Tout est posé de côté, comme sur une hanche, ou va de travers, usé, affaissé, maussade. Une mousse d’ennui pousse sur la rivière verte, pareille à un vin de Toscane qu’on appelle la verdée. Que ne donnerais-je pas pour une odeur de filin et de goudron ? Le Bacchiglione sent la grosse mouche écrasée, le guano de poule et la queue de chien. Vieille, très vieille ville, aux jupons sales. Oui, et l’on pense, cependant, à toutes les générations d’hommes qui se sont succédé entre ces eaux moroses, le palais de justice et l’université. La paix grave n’est pas si loin de la décrépitude, que celle-ci ne mérite aussi le respect.

Que ces bords sont mornes au soleil couchant ! Au détour d’une ruelle, on entend tinter des sonnailles. Je me gare. Je vois venir un carrosse de paille, à caisse jaune. Un docteur y doit ronfler sous les bésicles, le nez et le chapeau pointus sur une tête de concombre, enveloppée d’hermine.

Et la nuit semble sortir du canal, comme on tire un chalut entre deux rives. Personne. Parfois, au flanc d’une large et antique demeure, un arbre se penche sur l’eau ; et de côté, sournoisement, le long d’un mur triangulaire, descend un escalier étroit et complaisant, à vingt marches, pavoisé de linges humides. Ah ! si celui qui vit dans ces chambres vient le soir, au couchant d’une journée malade, se traîner le long du quai, et s’il