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Page:Andre Suares Voyage du Condottiere Vers Venise, 1910.djvu/173

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voyage du condottière

pareilles à un verger de clartés. Et les oranges lumineuses étaient multipliées par l’eau, et les pêches, et les fruits verts, et les fruits bleus. Toutes ces lumières en cage répandaient une gaieté exquise. Leur prison de papier était-elle de soie ? Rien n’a plus de douceur. Que les belles sont belles, aux lanternes, la gorge nue, et la nuque ployée sur leurs cheveux défaits ! Un sillage enchanté de rubans tient le canal en laisse. La lumière, sur l’eau, est fée. Ces barques nocturnes ne sauraient promener que des amants avec leurs épousées. Transparente et cachée, cette joie est nuptiale. Tandis que les musiciens égratignent les cordes grêles, et que les mandolines égouttent leurs menues perles de métal, les chants n’endorment pas les amants enlacés, mais dissimulent les baisers qu’ils bercent.

Tout s’est tu, bientôt. Le murmure amoureux de la ville a soulevé ma vie, a soufflé sur les feux de mon âme. Ma solitude a vacillé d’angoisse. Dur moment, où j’ai coulé mon bronze. Je me suis roidi à la fonte. J’ai fait d’autres flammes, avec toutes ces flammes et ces brasiers. Et j’ai su que je pourrai ne pas céder.

J’aime cette ville. Elle est mon désir. C’est pourquoi elle ne saurait me vaincre. Cléopâtre, Cléopâtre, tu ne me retiendras pas ! Avec tous les arts de Balchis et de Circé, tu n’auras pas raison de moi. Je ne suis pas venu de si loin, pour tomber sur un lit de délices, au fond d’une chambre courtisane.

Nous avons bu aux Esclavons un vin roux de Chypre ; et, plus tard, dans un bouge, aux Zattere, avec deux jeunes filles ; et l’une pleurait, sous une lanterne rouge. Quand l’étoile du matin s’est levée sur le Lido et les îles, le batelier m’a enveloppé d’une couverture noire. Il m’a supplié de dormir : il avait peur pour moi. Et c’est lui qui a dormi une heure. Que cette heure fut