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voyage du condottière

de la lumière : elle fait le désert en moi, et me rend désert à tout le reste. Mon âme devient trop dure au soleil. Pour un jour, je veux purger mes yeux, que brûle la sécheresse des pierres. Il est des heures, à Venise, où la mer même est minérale.

De vrais arbres ! Des arbres qui ne soient point passés à la farine, des arbres qui font frais à la joue, et, quand on en presse la feuille, qui rafraîchissent la paume des mains. L’arbre, c’est l’eau chevelue qui se condense : l’eau qui s’est faite corps et qui, délivrée de la pesanteur, libre enfin de se fixer et de laisser sa pente, s’élève vers la lumière. L’arbre est un essai de l’homme vers le ciel ; mais il reste prisonnier de la terre. Il est tenu par les pieds ; il ne peut se mouvoir ; il paie ainsi rançon de la solidité ; il faut que sa tête, si haut qu’il la porte, sente toujours l’esclavage des racines. L’arbre est une espérance ; l’arbre est vert et ne doit pas être blanc. Dans le frémissement de la feuillée, que le murmure de l’eau m’accueille ! Je veux boire aux branches.

La douce nuit ! Je ne sais plus le nom de ce village ; et si je l’avais su, je ne le dirais pas. Il est trop pur et trop paisible. Le crépuscule vient de s’effacer dans une ombre plus redoutable, insensiblement, comme un ruisseau se perd dans la prairie. Des peupliers tremblent le long d’une route molle et jaune. Le fin vent de l’ombre me caresse le menton ; il a l’odeur de l’herbe sous les faucilles ; il est tiède, comme le souffle d’un bel enfant qui a couru et qui, de retour, donne à sa mère un baiser humide.

La lune fleurit les poiriers et tous les arbres courts font un verger sous la garde noire des ormes. Ils portent le fruit avec la robe de mariée. Ils frissonnent à peine dans l’obscurité ; et toute cette blancheur sur les branches fait croire à un peuple de papillons. Toutes les feuilles, d’un côté, sont de lait.