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voyage du condottière
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me penche sur elle ; et ses yeux pers me bravent. Elle file en flèche au bout du pont.

Et je regarde cet autre passionné, aux yeux glauques, le Rhin ardent et froid qui précipite ses eaux dangereuses, où le vert de gris se mêle au bleu de givre.

Sous la Pfalz, des baigneurs soufflent. Les corps blancs sont rouges sous l’eau verte. Ceux qui plongent font d’étranges saumons, qui reparaissent en crachant. Ils ont la tête carrée, les épaules carrées, les pieds carrés. Ils sont tous blonds et roux. Ceux qui les admirent, on a fort envie de les jeter par-dessus la rampe : au milieu du Vieux Pont, on montre une chapelle narquoise, d’où l’on lançait jadis les condamnés dans le fleuve : un joli jeu en cas de doute ; car le doute profite à l’accusé, comme on dit. Lui faisant quitter la terre par la voie la plus haute, quel inculpé n’est pas coupable ? Et c’est un bon moyen pour des juges : lier ses scrupules aux pieds des accusés : ils en descendent mieux.

Ville qui nargue et qui jouit d’être secrète, franche et brutale dans la vertu, doctorale dans le vice et peut être hypocrite, Bâle cache beaucoup d’ironie et de sarcasme sous le masque bourgeois. Mais le flux grondant du Rhin emporte tout vers la mer salubre. Je le contemple au Vieux Pont, une dernière fois. Je l’aime fortement. Avec Bâle, c’est le Rhin que l’on quitte, le frère Rhin. Je ne verrai plus de fleuve. Parce qu’il est la marche mouvante de l’Occident, sa ligne vivante et passionnée, le profil de son visage vers la terre, le Rhin est le fleuve des fleuves. Et parce qu’il coule toujours incliné vers le couchant, sans que jamais le Nord le captive, il est celui qui doit unir aussi bien que celui qui sépare. Par la vertu du fleuve, Bâle peut plaire même à qui ne l’aime pas.