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voyage du condottière

sis, au seuil des maisons, dans l’orbe de leur queue. Les chats font des yeux heureux dans la voluptueuse Venise, et leur fourrure brille.

La Piazzetta s’offre au baiser de l’aube, étalée sur le quai trempé d’ombre, comme les princesses de Babylone dans la nuit sacrée. Et le Palais Ducal frémit de joie, au lever du soleil. La première clarté est une eau transparente, qui enveloppe la merveille : la tente de marbre oriental est alors de peau vivante. Il est de chair blonde, le tabernacle posé là, pour la visite de l’aurore, comme l’arche du désert dans l’île de l’arrêt.

Même si on y a déjà vécu, les premières heures à Venise sont un temps d’amour. Un plaisir sans raison et sans dessein me lance, comme une balle, d’objet en objet ; mais la balle est sur l’eau : elle vole et elle glisse. Le clapotis des vagues, le pas de la gondole, l’appel du gondolier sur la lagune, le silence et la fleur de clarté, tout concourt au mirage nuptial : c’est la joie d’amour elle-même, de l’amour sans jugement, que rien ne déçoit et qui se croit sans limite.

Au matin, tout est bleu de lait, bleu de lin, et pétales de rose. Il n’est point de ville plus fleur que celle-ci. La lagune rose est couleur de truite devant les palais. Si le pêcheur Glaucus passe par là, il l’enlèvera peut-être dans son filet.

Les pieux, où l’on amarre les gondoles, sortent comme des doigts en bouquet, de la marine. La façade de la Cà d’Oro est un sourire ; ses fenêtres envoient des baisers ; tant de grâce est un fruit pour la vue. Tout est invite.

Ô folle ville sans terre. Les plus beaux palais y sont un reflet de la fantaisie, fleurs sur la prairie fluide : à de certaines heures et sous de certains ciels, ils penchent, ils se fanent. Toutes ra-