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Page:Andre Suares Voyage du Condottiere Vers Venise, 1910.djvu/218

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voyage du condottière

l’idée, comme ils l’appellent : là, les aveugles sont les meilleurs juges. Prosit.

Je ne puis me faire à Tintoret. Ce qu’on appelle sa puissance, n’est à mes yeux que l’abondance du désordre. Il n’est ni vrai, ni au-dessus de l’image vulgaire. Il est romantique jusqu’à la frénésie.

La puissance de l’artiste, je ne la reconnais qu’à la profondeur du coup qu’il frappe ; et de même, à la beauté de la mélodie, qu’il révèle une fois pour toutes ; à l’intensité de l’harmonie qu’il est capable de produire. Un petit tableau y suffit, sur un chevalet. Mille lieues de peinture y peuvent échouer. La couleur de Tintoret est noire, lourde, monotone. Son style, plus que l’éloquence, est l’emphase continue. On n’est pas puissant parce qu’on lance cinq cents figures sur une muraille : un seul visage qui ne s’oublie plus, telle est la force.

Cet homme est à l’art ce que l’athlète est à la beauté divine. Avec ses pectoraux semblables à des mamelles en fer, avec son mufle, ses muscles pareils à des tumeurs, l’athlète au front bas, aux narines camuses, le visage cousu de cicatrices et renflé de bosses, est un géant peut-être, mais aussi une brute. L’athlète a beau passer sa vie dans l’arène et dans l’exercice de ses forces : toujours, il improvise. Ainsi, Tintoret est l’Improvisateur de peinture. Il vient à bout de toute surface. Il abat toute besogne. Il est virtuose prodigieux. Qu’on lui donne la Grande Muraille : il la peindra depuis la Corée jusqu’au désert de Gobi ; il y décrira toute l’Histoire de la Chine.

Ce talent est énorme ; mais il est laid. Il est outré. Il n’est jamais à l’échelle, non pas de la grandeur, mais de sa propre éloquence. Il dit si fort ce qu’il veut dire, qu’on ne l’entend plus.