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voyage du condottière

plus rouge corail de la fantaisie, le plus captivant madrépore qu’ait poussé, peu à peu, à fleur d’eau, l’industrie des hommes.

C’est dans la ville la plus morte qu’on se sent le plus vivre, quand on est un homme vivant. De là, que Wagner m’est si cher à Venise. Je n’y peux voir que lui. Le reste ne compte guère, non pas même Gœthe, patient et sage, qui ne se lasse jamais de marquer ses pas, fût-ce dans l’onde fugitive. Wagner n’y vient pas bercer ses vapeurs et promener en gondole ses entorses sentimentales. Mais pliant un grand amour sous lui comme une monture rétive, il choisit le brasier de Venise pour y enfermer les amants tragiques, pour les abîmer sur eux-mêmes, pour qu’ils y portent leurs fureurs au comble de la vie, où il faut que le délire tue et que Tristan s’anéantisse. La mort n’est pas l’excuse de la passion : elle en est aussi la fin. À Venise, Wagner immole ses héros ; et lui-même redouble de puissance et de vie.

L’heure du soir, déjà, talonne l’heure de pourpre. Le Lido s’ensevelit sur la lagune violette. Venise amoureuse se couche pour la nuit ; sur la soie des eaux, quelques fils d’or s’éteignent. Un à un, les feux de la Giudecca piquent l’air ; et les mâts sont plus noirs sur le ciel profond et tendre, comme la fleur de bruyère, au crépuscule, dans la lande. Ils lèvent le doigt au-dessus des lampes vertes et des feux rouges. Ils appellent la lune, et font le signe du silence pour la nuit d’amour.

Doucement, doucement, le mystère de l’ombre rend plus ardent le mystère des eaux. Sur les turbans des grosses cheminées, la lune pose enfin le croissant de Byzance.

Des barques passèrent, venant de Saint-Georges Majeur. On se jetait des roses. Les gondoles se cherchaient comme des mains. On riait ; et les femmes avaient ce rire, qui fait fléchir les