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voyage du condottière

Au tard d’une journée humide et chaude, j’entrai dans l’étuve de Ravenne, sous un ciel ouaté d’orage. Le vent pluvieux, mol et doux comme les lèvres sans dents d’un enfant à la mamelle, pressait les nuages rouges. La planure infinie des champs et des marécages, la plaine de l’Adriatique et le firmament vaste, trois espaces immenses dérobent les abords de la métropole ensevelie. Quand il pleut, l’eau tiède tombe sur cette terre, comme un marais sur un marais. Le sol trempé se jalonne d’arbres mouillés ; les saules blancs ruissellent comme des noyés, et les peupliers gris font une herse, fichés entre deux mares pensives. Mais trois rayons de soleil parent, soudain, de flammes les rizières qui scintillent.

La ville brûlante et sombre retient les tisons du couchant entre ses dômes bas et ses tours rousses, comme aux mailles de plomb croupit le sang rouge d’un vitrail. Les clochers noirs sortent à peine de la terre morte, où la cité s’enfonce. Voilà une ville selon le cœur des solitaires.

Ravenne la taciturne m’accueille avec une générosité farouche, comme au retour de l’exil. Elle me fait présent d’un soleil plus ardent de passer à travers les averses. Quelle capitale pour la méditation.

Rues désertes, pavées de cailloux qui s’étoilent de flaques noires. L’herbe pousse entre les dalles. Les murs ont la lèpre verte. Aux carrefours, des cercueils en guise de bornes, et des sarcophages. Ravenne est vide. Des murailles sans fin, des couvents sans moines, des palais sans joie qui sont, peut-être, des prisons. Beaucoup d’arcs aveuglés dans les ruelles tortueuses ; et ces portiques ont l’air infirme. Hauts et ronds, les clochers veillent au flanc des églises, en cierges funèbres. Sous le poids de leur plein cintre, les édifices entrent dans la terre cancéreuse