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voyage du condottière

pieds roulent la charge d’une âpre lutte ; et partout, dans le caveau, sur les degrés ou sur le pavé de la rue, la même lumière crue, éclatante et factice.

Toute la ville n’est qu’une gare. Le tumulte, le mouvement sec des quais court les rues ; et ce dôme fameux est une gare de marbre. Qui put jamais prier dans cet entrepôt de statues et d’ornements, ayant fait ses premières prières à Chartres, ou seulement, à l’ombre du Kreiz-Ker ? À Milan, la rue même du plaisir, et des livres, là où l’on va boire et chercher chacun sa pâture, n’est qu’une galerie vitrée, une gare dans une gare. Et la foule se hâte, portant des paquets, tous la tête inclinée, les yeux fixés sur les mains, le pas rapide, comme on court au buffet, entre deux haltes, comme on va prendre le train.

Où qu’on lève le front, on reçoit, comme un jet, le regard brutal de ces moroses yeux blancs, de ces yeux ronds qui font haïr la parodie de la lumière. Nul ne verra plus le clair de lune dans Milan. Et si l’on baisse les yeux, soudain l’on se croit pris au piège : de toutes parts, à perte de vue, les mailles plates d’un filet de fer : le réseau des rails parle de la vieille terre dans les chaînes. Là-dessus, roule éternellement un tas de longues boîtes, les unes bleues, les autres jaunes, où sagement rangées, posées de biais, sont enfermées des formes humaines ; et quand la boîte disparaît dans une rue, elle semble une voiture pleine de fourmis monstrueuses. Je crois reconnaître dans Milan, fourmilière ronde, la ville la plus chinoise de l’Europe, telle que sera la Chine, lorsque la science en aura fait le plus pullulant fromage à automates de la planète. Nuit et jour, en tous sens, tourne cette rose des vents misérable, avec une clameur de fer et de supplices ; toutes les boîtes se succèdent sur les rails en grinçant, et