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voyage du condottière

On ne peut les échanger. Il faut n’y rien entendre pour le croire. L’Amati est charmant, fin, délicat et fort, mais toujours plein d’élégance. Parfois exquis, parfois même d’une sensibilité extrême ; mais cette voix n’est pas faite pour l’orage : elle a du soprano et du beau monde. Racine enfin. Ton d’argent. Le matin.

Le Stradivarius est géant, la passion même. Un son si puissant, si ardent qu’il vous brûle et vous emplit. L’élégance s’efface sous la force : le feu est ce qu’il y a de plus élégant ; mais qui y pense, tandis qu’il dévore ? C’est le mâle, le ton d’or : le crépuscule de juin.

Et Guarneri del Gésu, entre les deux. Il est parfois d’un charme inimitable. Il touche au Stradivarius, avec on ne sait quoi de plus rare : un timbre d’une profondeur merveilleuse. C’est le vieil or vert, la nuit d’été sous la lune, Yseult au désespoir.

Certes, ils sont sacrés aux musiciens, ces héros de Crémone. Ils devraient l’être aux peintres, également. La forme de quelques instruments est d’une beauté parfaite. Et quant aux tons du vernis, les luthiers de Crémone sont les plus grands coloristes de l’Italie, hormis le seul Titien.



Ô divins violons, bruns enfants de Crémone,
Plus beaux que l’or du soir, vous êtes faits de sang
Et de chair, et d’amour et de tout ce qui sent
La passion qui chante et follement raisonne.

Votre voix est une âme, un feu d’ardeur naissant,
Le baiser de l’Aurore aux vergers de Pomone,
Le soupir de Didon, le cri de Desdémone,
Un grand désir blessé, un grand désir blessant.