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riiallucination pouvait devenir complète ; et on a vu avec quel art Burns a accumulé toutes les circonstances , orage , souvenirs lugubres , qui pouvaient la préparer. Le lendemain, au grand soleil, on se moquait des frayeurs de la veille. C'est par là que la raillerie entrait. Burns a donc saisi le point exact où en était la superstition à son époque. Il a su mêler ce qu'elle conservait d'épouvante et ce qu'elle excitait de moquerie. Cet effort que lui demande Carlyle , pour reconstituer la crédulité dans ce qu'elle a de profond et de religieux, était hors de sa route. C'était un de ces essais de sympathie rétrospective qui ont intéressé notre temps, mais qui n'ont jamais fourni d'œuvre de premier ordre. C'était demander à Burns de faire du Walter Scott. Et que serait devenue la gaîté de ce morceau, qui est, après tout, un éclat de rire? Quant à Burns lui-même il estimait que Tam de Shanter était son chef-d'œuvre, et il s'en expliquait franchement. Dans une lettre à Mrs Duulop, oii il lui parlait du fils aîné dont elle avait été la marraine, il disait : « En vérité, je considère votre petit filleul comme mon chef-d'œuvre dans cette espèce de manufacture, de même que je considère Tam de Shanter comme ma meilleure produc- tion en fait de poésie. Il est vrai que l'un aussi bien que l'autre trahissent un assaisonnement de friponnerie malicieuse dont on aurait bien pu se passer peut-être ; mais ils montrent aussi, selon moi, une originalité, un fini, un poli, que je désespère de surpasser. ^ »

Quoi qu'il en soit, c'est une œuvre de premier ordre, si solide, si pleine de matière en un si petit volume, et de quelle variété, et de quel mouve- ment ! Il semble impossible de rassembler plus de tableaux et de scènes en moins d'espace. La pièce ne compte que deux cent vingt-quatre vers ; voyez que de sujets un dessinateur y peut trouver, et dans combien de genres différents : la fin du marché, les bonnes figures de Tam et de son camarade le savetier, cette charmante description de l'auberge qui est à elle seule toute une toile de Wilkie, l'orage, la route, Tam chevauchant à travers la pluie ; puis, la vieille église fantastiquement illuminée, toute cette fantasmagorie du sabbat si puissante et si riche, Satan avec sa cornemuse à la fenêtre, la tête de Tam dans l'obscurité, les gambades de Nannie, la fuite, la poursuite, le vieux pont, la catastrophe ; c'est une série de peintures, familières, terribles, féeriques, toujours pittoresques, faites pour épuiser le talent d'un artiste. Et comme nous retrouvons bien marqués les deux traits de l'humour: la raillerie qui court à travers toute la pièce, qui s'attaque aussi bien aux gentillesses de Tam avec l'hôtelière qu'à la courte chemise de Nannie, et une observation cons- tante, directe, concrète, autant qu'il est possible! Et quel mouvement! La diversité des situations et des décors ferait croire à de la fantaisie, si tout n'était si bien calculé, si enchaîné, si bien proportionné, si

1 To J/'* Dunlop, llih April HOl.