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parle, n'affecte pas beaucoup ses productions. Le langage de ces compositions est, dans tous ces cas, élevé au-dessus de la vie ordinaire, et partant la déviation qùun auteur écossais est obligé de faire de la langue commune du pays ne peut guère lui faire de tort. Mais si un écrivain doit descendre aux peintures communes et risibles de la vie, si en un mot il veut se donner à des compositions humoristiques, il faut que son langage soit aussi près que possible de celui de la vie ordinaire... Pour confirmer ces remarques, on peut observer que les seuls ouvrages d'humour que nous ayons dans ce pays sont en dialecte écossais, et que la plupart d'entre eux ont été écrits avant l'union des deux royaumes, quand l'écossais était la langue écrite du pays aussi bien que la langue parlée. Le Noble Berger qui est plein de représentations naturelles et comiques de vie vulgaire est écrit en écossais vulgaire. Beaucoup de nos anciennes ballades sont pleines d'humour.i »

Ainsi, dès qu'on passe à la littérature abstraite, l'humour s'éteint ; dès qu'on revient au langage populaire , concret , vivant , pittoresque , dès qu'on se rapproche de la réalité, dès qu'on se remet par le langage qu'elle parle en contact avec elle, alors l'humour renaît. Les seules conn/ositions qui en contiennent sont celles qui contiennent également de la vie ordinaire, vécue, observée. Tant il est certain que, sans cet élément, l'humour dépérit et disparaît. C'était ce langage que Burns avait repris, et dont il se servait pour donner un si éclatant démenti à ceux qui refusaient au génie écossais la faculté de l'humour.

Ne nous y méprenons pas, ce don de l'humour est un des plus grands que puisse avoir un écrivain. C'est presque une marque de génie. A mettre les choses au moins, c'est quelque chose qui s'en rapproche, qui y ressemble, qui en contient une parcelle. Carlyle a dit que c'était la pierre de touche du génie ^. Mais Carlyle aime à lancer des aphorismes, dont la vérité qu'ils contiennent est affaiblie parce qu'ils prétendent contenir toute la vérité. Il est incontestable qu'il y a eu des génies, comme Milton et Wordsworth, bien pauvres en humour. Coleridge, dont les jugements foudroyaient moins les choses et les pénétraient davantage, a dit avec plus de mesure et de justesse : « Les hommes d'humour sont toujours, en quelque degré, des hommes de génie. ^ » C'est qu'en effet il rentre dans l'humour la faculté de percevoir directement la vie, de représenter la réalité, le don d'objectivité. C'est une des aptitudes les plus rares en littérature : le travail ni l'étude ne la fournissent, et le talent n'y atteint pas. Aussi étroit que soit le champ des vrais humoristes, ils sont gens de génie dans leur coin. Sans parler des grands comme Shakspeare , Cervantes , Rabelais , Molière , quel autre mot appliquer à Swift , à Sterne , à Dickens? Et si , pour d'autres comme Goldsmith et Charles Lamb , ce mot semble trop large , combien de ternies n'usera-

1 The Mirror, N» 83.

2 Carlyle. Essay on Jean-Paul-Friedrich Richter.

3 Coleridge. Table Talk, 20^ August 1833.