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C'est une orgie, une bacchanale de mendiants. La scène est à Mauch- line, chez une pauvre caharetière nommée Poosie Nansie. La maison basse existe encore, au coin de la route, en face du cimetière, un cabaret clair et propre. C'était alors une auberge borgne, un logis nocturne pour les vagabonds. Quand on y va aujourd'hui lire les Joyeux Mendiants, il faut, par la pensée, décrépir et délabrer les murailles, noircir les poutres, faire luire dans l'âtre. un feu de tourbe et de broussailles, éclairer la salle d'une ou deux chandelles fumeuses. On a ainsi l'atmosphère épaisse, les fonds ténébreux, et les reflets rougeâtres, qui donnent toute sa couleur à cet étrange tableau. Le repos sacré du dimanche condamnait tous ces gueux, tous ces traîneurs de grand'routes, ces museurs de ponts, tout ce monde ambulant à une journée d'immobilité. Ils se rassemblaient le samedi soir dans quelque taudis de leur choix, avec les profits de la semaine, qui consistaient non-seulement en espèces, mais en dons de farine et de vieux vêtements qu'ils vendaient alors pour payer leur écot. C'est une horde de ce genre qui se trouve réunie ce soir-là. Ils sont arrivés une vingtaine, hommes et femmes, de toutes les professions qui vont du mendiant au tire-laine : soldats réformés, paillasses de carrefour, violoneux de village, chaudronniers ambulants, chanteurs de ballades, drôlesses de pavé, tout ce qui vagabonde, mendie et maraude ; écume de grand'routes, épaves de tous métiers, gibier de prison, toute une truan- daille bigarrée, déguenillée, dépenaillée, et merveilleusement pittoresque. Ce ramassis de loqueteux forme un cercle autour du feu ; les uns assis sur des escabeaux, les autres accroupis ou vautrés sur leurs sacs. Ils boivent du whiskey dans leurs écueiles. Dehors, le temps est dur, et les pauvres diables sans feu ni lieu, harcelés toute la semaine par les intempéries, goûtent le bien-être d'être au chaud. Avec la boisson, la joie naît dans leurs cœurs insouciants de vagabonds. Ils chantent, beuglent, braillent, glapissent tous ensemble, rythmant leur vacarme du choc de leurs tasses de bois ou de leurs gobelets d'étain. C'est un embrouillement de trognes allumées et huilantes, de coudes qui se lèvent, de bras qui battent la mesure, de mains qui passent les brocs, de pots qui montent aux visages; un tumulte de grimaces et de gesticulations grotesques. C'est une bagarre de gaîté. Chacun des personnages de la bande chante sa chanson. Tous reprennent en chœur les refrains, qui éclatent comme des ouragans de grosse joie. La maison en tremble. Cependant, dans les coins obscurs, s'ébauchent des amours brutaux, des idylles de ribauds. De gros baisers claquent dans cette bacchanale. Comme partout, des jalousies et des querelles s'en suivent. Les menaces s'échangent, une rapière luit dans l'ombre. Tout s'arrange. La belle, qu'on s'est disputée, autant par ivresse que par amour, tombe dans les bras du plus robuste. Les acclamations et les chants reprennent à tue-tête. Puis, par un mouvement inattendu et superbe, tous ces malandrins, ces éclopés, ces déguenillés,