Page:Angellier - Robert Burns, II, 1893.djvu/20

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Assurément, les résultats de la critique telle qu'elle est entendue ici n'ont, à aucun degré, la prétention d'être scientifiques. Ceci est un terme dont on abuse et qu'on paraît confondre avec le mot plus modeste d'exactitude. Il n'y a de science possible que là où il y a des lois permanentes ; il n'y a de science poursuivie que là oii il y a recherche de ces lois ; il n'y a de science réelle qu'à partir du moment où les faits se noient dans ces lois et où l'amas des observations fait place à une formule. Or, une œuvre d'art considérée dans ce qui la constitue , c'est- à-dire dans ce qui la différencie, est un phénomène à chaque fois unique, irréductible comme l'expression du visage de celui qui l'a écrite. A cause de cela, il n'y a pas, il ne saurait y a^oir de critique scientifique, au moins en ce qui regarde la fleur du génie , la saveur propre d'une œuvre. Ce qu'on retirera de scientifique de l'examen des productions d'art ne sera jamais qu'un fonds commun, normal et impersonnel, insipide pour l'admi- ration. Je suppose qu'un savant découvre la loi des ondulations des vagues sur tel rivage, à certaines hauteurs de marée , il aura fait acte de science ; mais l'art n'est pas là ; il est dans l'apparence de telle ou telle vague, tel jour , avec telle forme et telle nuance , sous telle caresse ou tel choc de vent ou de lumière , avec telle broderie de cristal ou d'argent , telle volute d'or, tel plissement d'acier, tel déroulement azuré, ou glauque, ou plombé , tel frisson qui n'a duré qu'une seconde ; c'est cette physio- nomie particulière qui est le domaine de l'admiration parce que c'est la personnalité de la vague. De même |)our l'ensemble de cette tribu de Ilots qui chante ou rugit sur le rivage et doit toute sa beauté à son émotion du moment. Le reste ne nous regarde pas. C'est affaire d'hydro- graphie, de statistiques , de moyennes , de colonnes chiffrées et de lignes de courbes. Les généralisations, qui sont la couronne de la science, ne représentent que ce qui n'existe pas en réalité ; l'art exige des réalités ; il demeurera toujours incoercible à la science.

D'autre part on peut affirmer que cette critique esthétique, c'est-à-dire chargée du sentiment d'admiration sans lequel l'art n'a plus de sens et les œuvres d'art plus de raison d'être, est une des nécessités, une des conditions, nous ne disons pas de l'existence intellectuelle , mais de l'existence elle-même. Celle-ci, en effet, qu'est-elle donc à chaque instant sinon une combinaison fugitive, sans cesse écoulée, de pensées, souvenirs ou prévisions, emprimts au passé ou prélèvements sur l'avenir, ces derniers n'étant que des conjectures formées avec du passé et pour ainsi dire du passé jeté devant nous. Nous ressemblons à ces navires perdus sur des mers phosphorescentes, dont la route est éclairée par le sillage. En cela notre vie consiste. Le bonheur d'un homme, dès que son corps n'est pas en état de détresse, dépend de la nature de ces combinaisons dont le jeu est lui. Le sens du beau est, avec les élans moraux et l'aspiration vers le vrai, un des levains de la pensée et par conséquent un des facteurs de la vie humaine.