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ni même de l'effacement, mais de la subordination de soi. Il n'a jamais su faire céder ses désirs, même légers et passagers, aux intérêts vitaux et durables des autres. Il n'a pas eu entre eux et lui de commune mesure. Et cette absence de préoccupation d'autrui est la cause de ce qui pèse le plus sur sa mémoire : des souffrances infligées. Un ermite, un stylite peu- vent se désintéresser du prochain, isolés dans leur grotte ou sur leur colonne. Un homme plongé dans la vie ne le peut ; Burns le pouvait moins que tout autre, à cause de l'ascendant qu'il exerçait sur ceux qui l'approchaient. Lui qui avait tant d'extériorité dans l'esprit, au point de créer des êtres, n'en avait pas dans le cœur ; en certains cas décisifs, il n'eut pas assez conscience des existences en dehors de lui. Il vécut trop en lui-même et pour lui-même. Il a, il faut le dire, offert les tristesses et les angoisses d'autrui à son besoin de poésie, et nourri de pleurs humains les rêves dont il a fait ses œuvres. Peu de poètes, à y regarder, furent exempts de cette cruauté ; peut-être peu d'hommes le sont-ils. Et ceux-ci ne tournent pas à si rare usage les douleurs qu'ils créent, et ne changent point les larmes qu'ils font couler en perles à jamais pures, qu'ils mettent ensuite comme des colliers ou des diadèmes à celles qui les ont répan- dues. Il fut le premier de cette lignée de poètes modernes qui ont fait de l'amour l'occupation unique de leur vie. Il a été aussi le premier à faire de la passion l'excuse de ses mauvaises actions ; et nous ne parlons pas ici d'influence ni même d'inspiration littéraires, mais seulement d'état moral. Là encore, il a devancé Byron et l'école de poètes continen- taux sortis de celui-ci jusqu'à Musset et George Sand. On a vu, dans un passage cité à propos de la plus meurtrière de ses fautes, avec quelle subtilité il cherchait à rendre son don poétique solidaire de ses passions, et par conséquent à mettre ses erreurs à l'abri de ses œuvres ; à faire de ses fautes une condition de sa gloire et de sa gloire l'absolution de ses fautes. Sa vie, c'est-à-dire la manifestation extérieure de sa nature aux prises avec les circonstances, en y comprenant cette lisière de terrain commun oîi les circonstances contribuent à former la nature, et la nature à créer les circonstances, sa vie fut le produit de cette âme tourmentée. Elle fut moralement livrée au hasard, on a vu avec quels résultats ; il est inutile d'y revenir. Ce qui est douloureux, c'est qu'au point de vue de l'emploi de son génie et de sa gloire, il en alla de même façon. Elle est incom- plète, irrégulière, interrompue et sans ensemble. Ce n'est pas assez de dire qu'il lui a manqué la régularité et la continuité du travail. Cette contrainte était incompatible avec sa fougue; il faut en prendre son parti. Il lui a manqué bien davantage. On n'y trouve pas même de moments de groupement, un dessein qui ait ramassé et concentré, pendant un peu de temps, en un effort un peu tenu, les énergies et les ressources d'un pareil esprit. Sa production n'a pas eu de direction, pas de persévé- rance ; elle a vécu au jour le jour. Il n'y a presque rien dans son œuvre