Page:Angellier - Robert Burns, II, 1893.djvu/12

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un système de préférences individuelles, groupées autour de certaines facultés et sans cesse modifiées par les changements que l'âge apporte. En revanche elle anéantit toute critique qui prétend être scientifique. Elle désorganise la critique qui s'ingénie à trouver des contrastes , des dissemblances , à marquer des limites , à noter les nuances de goût , ce que nous appellerions volontiers la critique différentielle. Dans les appréciations d'œuvres étrangères, ce genre de critique conduit à des écarts monstrueux et à des conclusions qui n'ont pas de sens. C'est pourquoi, dans la vie comme dans la lecture, notre effort doit se porter à comprendre le fonds commun. Jusqu'où va notre admiration , notre intelligence et , pour ainsi parler , notre coïncidence avec un esprit , jusque-là nous pouvons aller: au-delà, il n'y a plus qu'obscurité, contre-sens et paroles en l'air.

Enfin n'est-il pas apparent qu'il y a une contradiction entre toute formule générale et l'idée du génie? La science n'a encore expliqué, ni par la race, ni par le milieu, ni par le moment, les individus d'une extraor- dinaire puissance musculaire. Encore moins est-elle capable de le faire pour ceux d'une extraordinaire capacité cérébrale. Ce qui constitue le génie est la part d'exception et de phénomène. Il y a, dans ces hommes rares ou uniques, une anomalie, une monstruosité qui dépasse les condi- tions ordinaires ou en dévie. L'étude des génies, au lieu de fournir une loi générale, donnerait bien plutôt matière à une sorte de tératologie intellectuelle. Elle serait une série de cas particuliers. Cette étude serait pour chaque cas, très minutieuse, et comme nous le disions plus haut, elle serait l'enregistrement de tous les résultats, de toutes les iniluences de la vie de la nature et de cette vie universelle et séculaire conservée dans les livres. Réussît-on à les noter toutes, on n'aurait encore que le dénombrement mort et le sec catalogue des éléments qui ont formé un esprit, mais nullement leur action. Car c'est de leur rencontre qu'il est sorti, et de leur rencontre à l'instant oîi elles étaient en certaines propor- tions et en certaine activité chacune visrà-vis de toutes, en un certain équilibre qui n'a existé qu'une fois. Si on demandait à un savant de rendre compte des causes qui ont donné à un grain de blé sa forme particulière, sa grosseur, son poids, sa physionomie propre, entre des millions de grains de blé, ne lui imposerait-on pas un problème insoluble? Les plus belles généralisations ne peuvent donner que des moyennes ; or, expliquer un objet qui marque l'extrémité d'une moyenne, par la moyenne même qu'il sert à former, c'est un cercle vicieux.

En outre, n'est-ce pas méconnaître l'agent le plus puissant peut-être de formation des âmes que d'ignorer tout ce travail, purement accidentel, différent pour chaque homme, de fécondation intellectuelle, qui se fait par la lecture ou la conversation. Il y a, dans le transport des idées, des fécondations pareilles à celles dont les insectes sont les ouvriers lorsqu'ils