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rois, il nous montre au fond du tableau, le peuple qui attend son bonheur ou son malheur des actions de ceux qui le gouvernent ^ ». Il faut, avec les passions, les calculs, les actions de ces figures historiques, qui doivent constituer un drame par elles-mêmes, former un ensemble et comme un chœur, qui exprime quelque chose de plus grand encore. Il faut que la pièce tout entière, qui d'ordinaire est sa propre fin, devienne un symbole. Il faut hausser le drame d'un degré, et avoir des bras assez puissants pour le prendre d'un bloc et le placer comme sur un autel, afin qu'il soit un exemple, une offrande ou un avertissement mémorables. Il n'y a pas de plus gigantesque entreprise. De tous les nobles poètes qui l'ont osée , peut-être n'en est-il que deux qui y aient réussi : Eschyle et Shakspeare.

Il est clair que Burns n'était pas désigné pour ces suprêmes créations. On peut seulement se demander jusqu'oii il serait allé vers elles, si la vie lui avait permis de marcher plus longtemps. C'est peut-être une question inutile. Mais où est celui qui peut lire les projets d'André Chénier sans se demander ce qu'aurait été X Hermès , sans se dire que, pour être juste envers ces génies anéantis si jeunes , il faut aussi tenir compte de leurs rêves? La destinée, en empêchant Burns de tenter un drame, lui a-t-elle été très cruelle? A parler franchement, il ne semble pas qu'il fût né, ni préparé, pour une semblable entreprise. Son esprit, très exact et très fidèle à la réalité moyenne, n'avait pas ce quelque chose d'épique et de grandiose que réclament ces puissants sujets. Il n'avait ni l'envergure, ni l'élévation nécessaires pour atteindre ces sommets. L'expérience des hommes et des choses lui manquait de ce côté. Le voisinage de la cour et la fréquentation des grands avaient fourni à Shakspeare les éléments de ses personnages'. Il vivait dans une époque de grand souffle historique, qui lui avait permis de comprendre l'histoire, et il avait vu de grandes infortunes qui lui avaient permis de la juger. Burns n'avait connu, en dehors de ses paysans, que quelques professeurs et quelques avocats ; il avait vécu dans un temps prosaïque et bourgeois. Le seul événement histo- rique dont il fût assez proche pour en saisir la réalité et l'émotion était l'aventure romanesque de Charles Edouard. Mais c'était un sujet impos- sible à traiter alors. D'un autre côté, les lectures historiques, qui peuvent peut-être remplacer la vue des événements, lui faisaient aussi défaut. L'histoire, qui commençait avec Hume et Robertson, était abstraite et froide. Les correspondances, les mémoires, les confidences des gens de jadis n'étaient pas publiés. Il ne faut pas oublier que Walter Scott a découvert lui-même les matériaux de ses fictions et que , chez lui , l'archéologue a dû préparer le romancier. Le passé dormait profon- dément. Enfin, Burns était trop captifdelavie, elle le possédait trop; il ne

1 A. Mézières. Shakspeare, ses œuvres et ses critiques, Chap. m, § 1.